dimanche 9 février 2014

André Atrope – « la Robe de chambre »



Au fond de la salle à manger de l’hôtel-auberge La Calamarette, dans le plus sombre recoin, par un de ces sinistres et pluvieux jours de janvier méditerranéen, un vieil ours d’homme faisait rouler sur la table de long en large, et en travers, sous la paume d’une main lourde et usée par les aventures, une fiole d’opium, avec la morne indécision de celui qui a connu tous les états de l’addiction. Il leva les yeux vers le patron, Jean Cromar, assis à la même table que lui. Ce dernier fumait la pipe pensivement. L’ours-pharmacien fixa la pipe de l’aubergiste, laquelle passa deux fois de gauche à droite sous ses yeux attentifs, cette petite valse de pipe éveilla quelque chose en lui car il entama bientôt un récit sans hausser la voix, sans vraiment chercher à attirer l’attention de son interlocuteur, comme s’il avait à surmonter une lointaine pudeur : « … Ça t’est déjà arrivé, Cromar, de passer les saisons en compagnie de quelqu’un dont tu ignorais tant de choses, dont tu ne parvenais pas à percer les mystères, et qui, au moment de te quitter, t’a offert des paroles, riches, merveilleuses et mélancoliques comme un bouquet de fleurs ? et… et ton âme s’est enorgueillie de ce bouquet et l’a placé au centre de la maison, si tu veux bien imaginer ton âme comme une villa, avec un grand patio… et tu as recueilli ces mots précieux et tu as mis ces paroles en bouquet, dans un vase bien en évidence, dans le plus beau vase de ce patio ? Mais un jour… cela fait longtemps que cette personne a disparu, et tu regardes l’énorme bouquet dépéri, et il a perdu ses couleurs, cet incroyable bouquet, et tu réalises qu’autour, ton âme s’est mise à ressembler à une maison abandonnée ? Et ce bouquet fané, au milieu du patio pluvieux, et la mousse verte d’eau croupie dans le vase, dans cette maison abandonnée de ton âme, est un symbole mélancolique absolu, ce détail qui, par sa beauté triste, évidente, rassemble tout ?… »
Cromar, l’aubergiste, eut un mot dubitatif, fit encore valser de droite à gauche sa pipe éteinte et le gros poète enchaîna, rêveur :
« Ça a été cela, la Robe de chambre… Pour moi… un moment clé, un symbole vivant… à l’époque, je brigandais pas mal, enfin je donnais surtout dans la contrebande. On était une petite bande choisie de malpropres, d’hommes mal fichus mais débrouillards, pas très solides… surtout malins.
« Notre chef, qu’on appelait le Père, recrutait les pauvres traînailleurs, les dépenaillés et les fainéants de toute espèce ; mais jamais les brutes sans foi ni loi ; il acceptait les pauvres gentilshommes sans destin. Puis, il nous motivait par la marche forcée et le grand air, et parfois on se payait sur une "juste rapine", en soustrayant le minimum nécessaire à de riches personnes qui croisaient notre chemin. Avec nous, c’était le règne de l’esprit et la rigueur du corps. Un peu hors-la-loi, mais pas méchants.
     Ah, bien sûr, le mythe de Robin des Bois…, sourit pensivement Jean Cromar.
L’essentiel, c’est qu’on y croyait. Ça nous donnait une occupation ; c’était cela ou la déréliction, mon cher. Notre troupe avait fait des Alpes son territoire d’action et son repaire. Le Père était un marcheur accompli, un fier bouquetin meneur d’hommes ; il nous faisait grimper les montagnes pour y chercher la fraîcheur assainissante et les hauteurs limpides qui décillent le regard.
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Marcel Wibault - Lac d'Altitude
« Tout chef de contrebandiers qu’il était, c’était surtout un type très cultivé. Le Père, dans nos longs déplacements, aimait deviser, philosopher au cœur de la nature, sur les pentes qui nous essoufflaient ou autour du feu, entourés d’épais sapins. Il parlait en phrases courtes, efficaces. Pourtant, il n’appréciait les aphorismes – " les idées des justes et surtout des simples ", comme il disait – que pour les soumettre au questionnement et nous montrer que le contraire de ces idées était tout aussi recevable. Il maniait les mots, les reliait ensemble, les dénouait à sa guise. À l’assertion " le mal et le bien sont l’avers et le revers d’une même médaille ", il raillait " je ne vois pas pourquoi le mal et le bien se tourneraient le dos… " Et badin rieur ou sévère frondeur, il nous entraînait dans des conversations sans fin sous les multitudes étoilées auxquelles il se référait ainsi : " autant d’étoiles, autant de contrées, autant de dieux, autant de regards et d’opinions. "

« Il nous entraînait dans des rêveries philosophiques, à plusieurs voix, où l’on déroulait un fil de conversation, un sujet entraînant l’autre, sans honte ni tabou, le Père disait qu’il n’y avait qu’ainsi, parmi la pelote de mots échappée sur la pente de la conversation que surgirait une vérité. À peine aurions-nous le temps de l’apercevoir qu’elle filerait entre nos pensées. Ah, s’il pouvait entrevoir une vérité ! et pourquoi pas, même, la Vérité !, nous encourageait-il.
« Il se trouvait parmi nous de nombreux philosophes ou pseudo-savants pour jeter avec lui dans la conversation des éclairs lucides et des contrevérités éclairantes. La vérité était toujours furtive, sous l’ourlet du langage, et tout ce que nous pouvions dire ne faisait qu’ajouter une taie sur la vérité souterraine. Quoiqu’on dise, le Père recevait avec bienveillance ; et en outre, s’il n’aimait pas du tout les propos tenus, il le signifiait gentiment, poliment, avec une révérence gracieuse qui ne trompait pas. Ainsi, il n’avait pas besoin de forcer son autorité, et tout le monde était en dette avec lui ; une dette, je ne saurais le formuler autrement, du cœur.
« Il nous avait tous, un à un, tirés d’une mauvaise passe, en douceur, chacun à son rythme ; cet homme avait offert à chacun de nous une renaissance. Parmi nous, on trouvait quelques anciens soldats, un avocat et un clerc de notaire, un jeune professeur, un moine défroqué… Il y avait vraiment de tout. Avec ce genre de personnes, la discipline militaire ne suffisait pas, et le Père n’usait de sa persuasion que très à propos ; il savait rappeler en temps utile la cruauté d’un monde sans amis et sans alliés — il affirmait avec une grande certitude la nécessité de chacun de se faire apprécier des autres en œuvrant au même objectif. Et avec lui, l’objectif était simple : marcher, aller de l’avant, traverser des forêts de sapins, des pierriers mouvants, des champs de neige piègeurs et de merveilleuses prairies de fleurs… et toujours, à tout moment, veiller aux autres, à la cadence du groupe.
     Comment s’appelait-il, ce Père que tu me décris, qu’est-il devenu ?, s’intéressa Cromar.
     Je suis tenu au secret là-dessus, mais à tout le moins, tu le vois, on avait un chef qui à lui seul vaudrait un récit… Et pourtant ce n’est pas lui qui a marqué mes souvenirs de la plus forte impression ; non, je veux te parler d’un autre homme, un des philosophes de coin du feu, un des hommes tirés de leur vilain passé, un étrange oiseau, un être, oui, presque chimère…
« On l’appelait la Robe de chambre.
« Je ne me souviens plus quand il a intégré notre troupe. Il semble qu’il en a toujours fait partie. Il nous a rejoints depuis Grenoble, sur le plateau du Vercors. Une fois qu’il a été parmi nous du moins, je me suis senti dans une vraie famille, tu sais ?, une famille, avec ses secrets et ses gentils fous qu’on aime cotoyer… Il nous avait dit son nom, puis il l’avait répété quelque temps après, quelque chose comme… André Atrope, ça devait être ça… mais ça ne nous avait pas convaincus, ça ne collait pas vraiment, c’était comme un nom de bonhomme de théâtre… Le type en question était grand, mince ; sa peau avait de drôles de couleurs argileuses et ses yeux étaient globuleux, son regard pesant. Mais ce qui frappait en premier lieu, malgré un visage inénarrable, c’était son accoutrement : il n’était vêtu que d’une robe de chambre ; jamais il ne portait autre chose. C’avait dû être une somptueuse robe de chambre autrefois, de celles qu’on porte dans les grands châteaux glacés. Elle était longue, rembourrée, damassée de soie comme celle d’un précieux gentilhomme, matelassée en motifs par des fils où luisaient de fines perles, et son col s’épaississait d’une fourrure noire ; mais tout cela n’était plus du premier lustre, défraîchi par l’usage, empoussiéré et morné. Son habit était aussi poignant à voir que le regard d’un chien battu puis abandonné.
« J’accumule les images mélancoliques, mais tu comprendras que je ne pense à ce compagnon qu’avec un pincement au cœur.
« Il était gentil et brave, et même volontiers amusant. Il ne se plaignait jamais. Il parlait avec un dépouillement de style étonnant, il ne manquait jamais de répondre à une question, ou s’il la laissait se perdre, c’était pensivement, avec une façon de dire qu’il allait y réfléchir ; puis, plus tard, il te rappelait : "tu te souviens : tu m’avais demandé…" ; et il reprenait la conversation où elle s’était arrêtée. Sa voix était grave et un peu chevrotante, subtilement mélodieuse. Sa pensée était vaste, avec une conception cosmique et humaine du monde ; il y avait toujours un genre d’humour inattendu dans ses sorties qui soit te laissaient incrédule, soit te soulageaient d’un intestin obstrué de mauvais gaz. Choquant, stupéfiant, si tu préfères… Il aimait aborder tous les sujets : la structure géométrique d’un flocon de neige, l’art de faire sonner un violon, la sexualité animale, les articles de l’Encyclopédie, les propriétés béchiques de certaines fleurs antennaires des montagnes… Il envisageait, avec une patience infinie, nos options de pensée, les explications les plus improbables autant que les éléments les plus objectivement probants d’un phénomène observé. Il était un miroir instable de notre chef, un extravagant de première autant qu’un cartésien rigoureux, un humain affable puis soudain un anachorète taciturne ; c’était un être hors du temps, incompréhensible sous bien des aspects. Il fut mon maître en naturalisme, en botanique et en bien des domaines scientifiques et philosophiques.
« Tout le monde sans exception, et à commencer par notre Père, le nommait la Robe de chambre. On lui disait comme ça : "Bien dormi, la Robe de chambre ? Eh, dis, la Robe de chambre, il te reste un peu d’forces ?" D’ailleurs, il n’était pas le seul dans la bande à avoir son surnom, et ce n’était jamais plus moqueur que cela. La Robe de chambre lui-même y allait de ses inventions. Il m’appelait parfois le Poids Sauteur, et il insistait : "avec un D !". Ça lui était venu une fois qu’on franchissait un torrent. Je suis toujours encombré d’un gros barda, parce que je refuse de laisser les choses derrière, j’accumule des objets sans intérêt. J’avais tenu à sauter le ruisseau malgré tout mon fatras. Comme j’étais, à l’époque, un peu athlétique, disons le plus câblé de la bande, j’avais réussi l’exploit sans trop de problèmes. C’était donc un surnom plutôt né de l’admiration que de la moquerie. C’était ce genre d’homme qu’était la Robe de chambre.
« Quand on marchait longtemps, pour se faire le caractère, ou, par exemple pour chercher une source ou bien, plus loin, un troupeau à soulager d’une tête de bétail en trop ou encore, en descendant vers la vallée, des vergers sans surveillance — dans l’épreuve d’endurance — nul ne parlait, et on souriait en voyant parmi notre cohorte la silhouette de cet homme ; on se disait : "je marche en compagnie d’une robe de chambre". C’était saugrenu de voir sur une piste de chèvre à flanc de montagne cet homme vêtu comme s’il était auprès d’une cheminée à fumer la pipe en compagnie d’une belle femme et d’un grand dogue placide. Tiens ! C’était d’ailleurs un véritable rituel presque sacré de la Robe de chambre : fumer une pipe pour saluer l’aube ; de même, quand le jour déclinait et que le ciel se teintait d’un rouge incandescent, il bourrait sa pipe et en tirait de bonnes bouffées pour marquer de son parfum le temps qui passe. Et donc, en toute saison, quand on marchait, parmi la multitude de sommets ronds et verts, noirs et affûtés, enneigés et peignés par le vent, au-dessus d’horizons sublimes ou dans la profondeur silencieuse et secrète d’un bois d’épicéas, on ne pouvait pas détacher les yeux de ce grand bonhomme et de son ample vêtement sombre et sale ; ses mollets velus battaient le pan arrière de sa robe de chambre, ses sandales claquaient sur la roche ; sa pipe éteinte à la bouche qu’il mâchonnait, passait sous ses yeux de droite à gauche comme le balancier d’une pendule. Un peu comme tu as fait tout à l’heure. C’est ça qui m’a fait penser à lui.

Gustave Doré - Paysage de montagne


« Il n’était pas très beau de son visage et pas un parmi nous ne doutait pourtant qu’il eût possédé de très belles femmes avant de devenir cette Robe de chambre empestant la crasse. Il avait de l’esprit, le plaisant, mais il ne sentait pas bon. Il ne se lavait que les pieds, ne consentant jamais à quitter son accoutrement, pas même pour dormir. Quand on demandait une explication à cette marotte, il répondait qu’il ne voulait pas nous infliger la triste vision de son corps marqué par les débauches – " je porte la mort sur moi ", disait-il avec un petit sourire complice, fanfaron et triste ; " il ne faudrait pas qu’elle s’échappe de là-dessous.. " C’était suffisant : si l’on était disert sur nombre de sujets, on ne s’arsouillait pas les uns les autres sur le passé.
     Tu fais un bon peintre des hommes, Michel, fit Cromar qui émergeait complètement de sa digestion. J’aimerais vraiment rencontrer cette Robe de chambre
     Il t’aurait plu. C’était un type émouvant. Mais j’en viens aux souvenirs douloureux… Nous étions parvenus au haut-Piémont, dans le Valsesia. Dans la troupe, ils étaient deux piémontais : Vittorio et aussi Salutze qu’on appelait ainsi parce qu’il venait de Saluzzo. Un grave incident est survenu dans la ville de Verceil. Nous étions descendus là avec l’intention de renouer un peu avec la civilisation. Mais un soldat en uniforme du royaume de Sardaigne a reconnu notre gars Salutze : c’était un évadé, et les deux années hors de la région n’avaient pas suffi à le faire oublier. Un tir de pistolet et des coups de dague furent échangés dans une ruelle étroite de la ville et le soldat resta sur le carreau avec un de ses compagnons, un tout jeune, qui paraissait encore adolescent.
« À la suite de quoi, il fallut fuir la ville et quitter la vallée. Plusieurs détachements de soldats furent mis à nos trousses. Une récompense fut offerte et notre méfiance vis-à-vis des populations locales s’accrut.
                   J’imagine bien que vous avez regrimpé les montagnes par où vous les aviez dégringolées…, marmonna Cromar.
                   C’est cela. Et la mort dans l’âme… La commotion provoquée dans notre troupe par cet incident s’accroissait par la peur d’être capturés, jugés comme de sinistres criminels, accusation que jusqu’ici nous avions parvenu à tenir à distance. Mais cette fois nous avions tué ; et la conscience de la gravité de nos actes nous remuait.
                   Deux soldats morts, cela semble étonnant que ce fût si lourd à porter pour une bande de voleurs…
                   Voleurs, vagabonds, en révolte, nous étions éperdus de morale. Dans notre troupe, il y en avait beaucoup, à la suite du Père, de ces " moralistes " ; la Robe de chambre lui-même en faisait partie, qui devenait soudain austère sur ces questions-là. On pouvait être croyants, gnostiques, épicuriens, et même libertins, nous imaginions avant tout notre troupe comme un groupe d’êtres humains responsables, courageux ; nous étions nombreux à concevoir notre responsabilité morale sous l’angle le plus exigeant. De là, nous parvenions à nous excuser le meurtre du vieux soldat, lequel s’en était pris violemment à notre compère Salutze ; mais la mort du plus jeune était un crime authentique et irrévocable de notre part. Le Père en parlait souvent le soir, après l’une de ces grimpes forcées qui nous mettaient à bout de nerfs. Marcher à côté de la Robe de chambre ne nous était alors plus un réconfort – plutôt un genre de sarcasme. Il s’en défendait gentiment, récusait notre agressivité. Ce n’était pas trop de toute la bonté du Père et de la Robe de chambre pour nous calmer.

J-F Grobon - Porte de la Grande Chartreuse

« Une nuit que nous dormions sur un haut plateau, j’ai entendu la voix de la Robe de chambre. Il marmottait tout haut des paroles embrouillées. Je me suis faufilé jusqu’à sa tente. Des sanglots franchissaient la barrière du sommeil, des prénoms féminins, une histoire de peinture, Danaé, une malédiction, une disgrâce, un appel : " Amance, oh ! ma chère sœur ! " ; rien que je pusse vraiment comprendre. Puis la Robe de chambre a dit :
" Ah… Laisse donc…
L’homme soustrait dans une pluie d’étoiles filantes ;
L’homme perdu dans la bouche d’oubli ;
L’homme glacé sur un tapis d’astres mourants. "

« Sa main s’est tendue, a agrippé la toile et tout s’est effondré sur nos têtes.
« Je l’ai tiré de là-dessous et je l’ai entraîné auprès du Père, pour lui répéter les paroles d’Atrope. Le Père, en bon sage, a dit que les rêves étaient importants, que c’était le moment où s’ouvraient les portes du Royaume mangé — c’est ainsi que le Père nommait la gnose : un chronos et un topos contenus en chacun de nous et contenant tout l’univers, un instant et un lieu de correspondances précieuses, divines, quand et où nous serions le miroir et la sonde du lieu dernier. Le Père a répété la phrase échappée de la bouche de la Robe de chambre : " Laisse donc… L’homme soustrait dans une pluie d’étoiles filantes ; l’homme perdu dans la bouche d’oubli ; l’homme glacé sur un tapis d’astres mourants. " Il s’est mordu la lèvre, il a regardé notre brave Robe de chambre avec un sourire triste et il lui a dit : " il y a de la poésie dans ton Royaume mangé. " On savait bien la force de l’avertissement qui nous était livré d’outre-songe, par ces paroles. Quel sens pouvaient avoir ces paroles du dormeur ? Qui les prononçait, vraiment ?
     Il y a toujours un avertissement de mort dans nos rêves les plus inconséquents en apparence, fit l’aubergiste. C’est naturel : l’homme est hanté par le sentiment de finitude.
     C’est vrai, ma foi. Et puis, les paroles en l’air sont rares quand on est poursuivi par ces chiens de soldats sardes. Enfin, et ce n’est pas rien, les mots énigmatiques avaient choisi l’oiseau le plus déplumé, le plus pathétique, celui dont les paroles filaient droit à nos cœurs : notre chère Robe de chambre.

« Peu de temps après cette obscure prophétie, les embêtements se sont succédés. Parmi les compagnons, pas un qui ne se soit un moment ou l’autre tordu ou foulé la cheville dans les chaos rocheux. On se ralentissait, on se séparait en groupes pour être plus discrets. Il arrivait qu’on ne se retrouve pas en deux jours d’affilée, tant on essayait d’être invisibles. Et toujours, nous apercevions des hommes en armes au bout d’un sentier, aux abords d’une ferme. On commençait à avoir terriblement faim. En surmontant les pentes des montagnes, on s’est éloignés de la civilisation, de la soldatesque. Là, sur les moyennes pâtures à l’herbe humide, on a trouvé un brave couple de fermiers qui nous ont offert de la viande fumée et du fromage, en échange de quelques devises. Ils ne nous connaissaient pas, ils n’ont pas fait de cérémonie. Malgré notre pécule, ces gens manquaient de nourriture, il faudrait aller voir plus loin dès le lendemain. Le type nous a indiqué le hameau le plus proche.
« Hélas, sur le chemin – on se doutait que cela arriverait bientôt – un escadron nous attendait, camouflé dans un bosquet de sapins, au-dessus de nous. Dans une nuée de balles, sous les tirs assourdissants et les invisibles traits d’acier, un compagnon est tombé, alors que nous courions pour sauver notre peau. C’était un grand gars placide qu’on aimait bien, qu’on surnommait Pigetout – un vrai malin qui comprenait le moindre sous-entendu. En l’abandonnant comme ça au milieu du pré, on courait le souffle raccourci et la gorge défoncée par le chagrin.
« Cette fuite, même si nos longues marches nous y avaient préparés, c’était plus que nous pouvions supporter. La perte de notre compagnon dans des circonstances confuses, l’impossibilité d'emmener son corps avec nous ; la faim et la fatigue altéraient nos sens et nous revoyions des jets luisants l’emporter.

« Nous avons porté notre deuil jusqu’au seuil d’un glacier et nous nous en sommes dépouillés en ce lieu solennel, où le danger paraissait se tenir davantage dans la nature que dans les hommes. Le désespoir s’évanouissait au contact de cette impression. Enfin, on a pu tuer deux chamois et combler nos estomacs. Il faisait froid à ces altitudes, mais nous étions rassurés par l’éloignement des soldats.

Gaspar Wolf - Glacier alpestre

« Il nous est même venu une joie, petit à petit. Nous aimions le froid intense, piquant, la familiarité des torrents qui ruisselaient du glacier, l’air vif qu’on pouvait aspirer jusqu’en notre sein et sentir geler et purifier en nous les escarbilles noires du chagrin et du remords. Le Père aussi nous réconfortait de ses sourires tendres.
« Le seul qui demeurait taciturne, c’était la Robe de chambre : sinistre maintenant comme un arbre dépenaillé. Même ses plaisanteries étaient sinistres. Son humeur douce, ses jongleries avec sa pipe, c’était terminé. Il ne partageait plus son tabac. Il fumait et fumait sans interruption. Et il disait : " Laisse donc… L’homme soustrait dans une pluie d’étoiles filantes. " Et on savait très bien qu’il considérait ces paroles comme une prophétie accomplie, et qu’il attendait la suite, maintenant…
« Malgré le grand air, il nous semblait que la Robe de chambre empestait de plus en plus ; il était nauséabond. Et c’était cette horreur qu’il fallait accueillir chaque soir sous la tente !

« Un matin, nous n’y tînmes plus.
« Alors qu’il dormait encore de son parfait sommeil, emmitouflé dans sa confortable et fétide tenue, nous le saisîmes par la tête, par le dessous des bras et fîmes glisser le vêtement pour l’en débarrasser. Il eut un frisson morbide, ouvrit les yeux et cria comme un égaré. Les voleurs de nippe couraient déjà au ruisseau, emportant avec des clameurs joyeuses leur étendard moribond. Nu, il s’est précipité à leur suite ; il était furieux et lançait des injures désuètes.
« Deux choses m’ont frappées quand je l’ai vu ainsi : je ne le reconnaissais pas, ce type, sans sa robe de chambre – ça c’est pour la première bizarrerie ; et puis pour l’autre, son corps sale, couvert de crasse, était balafré de profondes et nombreuses cicatrices. Quand il est parvenu à ses voleurs, ils l’ont saisi sans ménagement et ils l’ont fait basculer dans l’eau. Comme il a crié, notre pauvre Atrope ! comme un bébé qui ne trouverait pas l’eau à son goût, comme un insensé ! Sa voix s’est répercutée sur les falaises étincelantes de glace.
« Quand on les a eu bien rincés, lui et sa robe de chambre, les compagnons ont louché sur les cicatrices de notre pauvre ami. Le malaise nous a pris la gorge. Le passé, on le savait, il ne voulait pas en parler. Je me demandais s’il avait été torturé ou s’il s’était lui-même infligé ce traitement mortifiant. Le Père, qui s’était tenu en retrait, lui demanda s’il n’était pas trop fâché. " Pas fâché, non, il a dit. Les actes ont des conséquences, voilà tout. Et la principale conséquence de votre blague, c’est que je vais attraper un rhume. "

Angelo Abrate -Le glacier du géant
« Un autre drame est survenu, sans qu’on s’en rende compte. Ce n’est qu’à la fin du jour qu’on a réalisé qu’il nous manquait Paluche. En fait, il n’était pas là, déjà, la veille. C’était un gentil taiseux qui aimait bien s’isoler, faire de la grimpette dans son coin quand on se posait quelque part. Et il ne revenait pas. Il ne revenait plus. " Et s’il était tombé dans une crevasse en voulant explorer le glacier ?, a fait Vittorio. — Alors, cela voudrait dire que la Robe de chambre a prédit juste..., a dit, sinistre, Salutze. L’homme perdu dans la bouche d’oubli. "

« Une autre prédiction de La Robe de chambre s’est accomplie. Il s’était mis à tousser. Il toussa de plus en plus au fil des jours. Sa température monta. On a essayé de repartir, même si on pensait encore avoir quelque espoir de retrouver Paluche, sauvé des mâchoires du glacier… On savait qu’on s’illusionnait, et puis on ne pouvait pas rester là indéfiniment. Il faisait froid. Il n’y avait rien à manger au pied du glacier. On a décidé de redescendre plus à l’ouest, dans l’ombre nord du massif, loin des soldats sardes. Le froid était poignant, et les quintes de toux secouaient tant notre ami qu’il trébuchait et dérapait dans les pierriers et les longues coulées de glace. Ses chevilles et ses genoux se couvrirent de plaies. Il fut bientôt dans un vilain état. Après deux jours d’une marche lente et laborieuse, on a été obligé d’interrompre notre progression. Notre ami ne pouvait plus marcher. Sa peau changeait sans cesse de couleur, et du sang perlait aux coins de ses lèvres, entre ses dents serrées. Sa maladie, c’était presque surnaturel… Comme si, en lui retirant son étrange protection, ne serait-ce qu’une fois, on l’avait condamné. Mon pauvre et maigre André, que je soutenais à grand peine par les épaules, m’a tenu alors un long monologue. Avec son haleine fumante, il me disait presque exactement : " tu penses que je vais mourir ? Moi, je n’arrive pas à y croire… Je reçois tous ces signes de mon corps, toute la douleur… Je vois bien le sang qui s’échappe de mes poumons. Pourtant, si je fais la visite de mon royaume, c’est si généreux, si vivace, si odieux, si précis, si vivant… les goûts, les odeurs, la passion... Tout cela disparaîtrait avec moi ? Michel, mon ami, je n’arrive pas à croire que je vais mourir… Je ne parviens pas à l’imaginer. Tout me dit que je vais mourir : mes sens, et vos visages quand ils se tournent vers moi. Pourtant ma raison s’y refuse. Je suis, moi, un univers entier, des souvenirs, une pensée, une imagination totale. On ne peut pas arrêter un univers. Si je meurs, tout va disparaître, et cela n’est pas possible. Il me semble que le monde n’existe que parce que je suis au monde pour le voir et pour le sentir… Ces montagnes…" Il dit en désignant l’alentour. Ses yeux ont quitté mon visage pour regarder. " Tu vois ? Ces contours mauves, ces distances vertigineuses, ces montagnes qui dissimulent d’autres montagnes derrière leurs masses. Je peux même imaginer les autres sommets cachés dans les silhouettes de ceux-là ! Michel… Je peux voir jusque dans d’autres vallées, jusque dans les villes, voir en imagination jusque dans le salon où ma sœur indignée dicte pour moi une lettre à son fils… Tout cet univers élastique dans le temps et l’espace vit avec moi. Je ne peux donc pas cesser d’y être ! Ah… Toute cette fatigue, toutes ces douleurs, c’est si précis, cela ne peut pas être la mort… Ah… Et vous mes amis… qu’allez-vous devenir, sans moi ?... "
« Ses yeux fouillaient les splendeurs du paysage — les arêtes brutales des sommets et les vertes et lourdes rondeurs des flancs de nos montagnes. Bientôt, la Robe de chambre s’est couché dans l’herbe humide et blanchie par le givre. Ses jambes ne le soutenaient plus. Il grelottait terriblement. Le Soleil, qui entrait de biais entre les hautes roches et laissait de grands coups de pinceau clairs sur le paysage, ne le réchauffait plus. On avait bien tenté d’envelopper son col de fourrure, de bourrer sa robe de chambre de peaux d’animaux, rien n’y faisait.
« Pauvre homme : il se tenait les côtes au milieu de l’herbe scintillante, pleine de cristaux glacés. Il était pâle et dur comme du verre poli sous sa robe de chambre molletonnée. Il articulait à peine : " Bon sang, c’est le printemps… je ne peux pas mourir, une conscience ne peut pas s’éteindre… et toutes ces paroles qui se forment en moi et tous ces actes passés… ". Sa bouche s’agitait d’un sanglot crispé. Le Père a pris sa main et lui a dit " mon ami, mon frère… " et la Robe de chambre est enfin parvenu à esquisser un sourire. Et plus tard, en silence, il a quitté notre monde, et… il m’avait laissé ces paroles émouvantes, riches, il disait qu’une conscience ne pouvait pas s’éteindre, il avait exprimé une sensibilité dans laquelle je me retrouvais. Ses mots, je croyais en leur force vive. Tu sais, il m’arrive de les oublier, puis, dans les moments de mélancolie, dans l’alcool ou l’opiacé, je les retrouve, là, fanés, au milieu du patio de mon âme. Elles n’expriment plus un désir de vie, ces chères paroles. Dans mon cœur que j’ai cessé de purifier… Elles trempent dans une âme amère... qu’ai-je fait de mon royaume, de ma maison ? Pourquoi je me laisse aller ainsi ? Le Père me secouerait s’il me trouvait dans cet état ! Quand on l’a vu, enfin silencieux et mort, notre ami, notre chère Robe de chambre, ses paroles se tenaient dans nos pensées, en lettres subtiles au-dessus de la nature, comme un testament sublime, et je vis, comme en un rêve très précis, les mots de sa prophétie accomplie s’inscrire dans la profondeur du sol : " l’homme glacé sur un tapis d’astres mourants. " Toute ma perception du monde suivait une involution vertigineuse. Je me demandais si c’était cela, la fameuse gnose… Un état second. Et j’ai oublié tout le reste, toute la suite de l’histoire. Ce qu’on a fait du corps et la fin de nos mésaventures… Notre séparation, quelque part près d’un hameau de Provence. Nulle part, en fait… Il me semble que c’était il y a si longtemps.
      Michel… J’ai de la peine pour toi, mais je ne suis qu’un aubergiste et mes seuls remèdes sont les bons petits plats de Pierrette… Pour les maux de l’existence, je n’ai rien. Cela fait quoi, cinq ans que tu traînes ta douleur autour de mon comptoir, que je vois ton commerce louche d’opium avec d’autres gens que tu abîmes ? Tu es secret et tu n’as pas beaucoup d’amis. Et pourtant tu me racontes cette belle histoire d’amitié. Je te découvre un regard sur les gens…
     Je me demande lequel serai-je, l’homme soustrait dans une pluie d’étoiles filantes ? l’homme perdu dans la bouche d’oubli ? ou l’homme glacé sur un tapis d’astres mourants ?... Il me semble plutôt la seconde option maintenant… 
     Eh bien, ton compagnon s’est arrangé pour qu’après la mort on continue de parler de lui… Il était peut-être de ceux qui croient que tant qu’on évoque leur existence, ils sont immortels ?
Cromar, je t’en prie, ne dis pas des choses aussi triviales… Enfin, mais après tout… Tu as peut-être raison. Je crois moi-même que tant qu’on peut se souvenir de lui, sa chère silhouette demeure dans notre monde et qu’elle continue d’avancer au-devant de moi, et que bat, s’agite un pan de robe de chambre autour de son corps fragile et émouvant. »