vendredi 24 janvier 2014

L’Auberge Randiou – le nid de serpents


L’homme était entré dans l’hôtel-auberge La Calamarette d’une seule enjambée. Il n’y était pas quelques instants auparavant et maintenant il se tenait auprès de la première table de la salle à manger, et son regard balayait la pièce. Armide, la serveuse, une grande adolescente dégingandée, fut prise de timidité et déguerpit avec un plat qu’elle n’avait pas encore servi en direction de la cuisine de Pierrette. Jean Cromar se redressa derrière son bar et lança un tonitruant : « Maître Guerma ! Et alors ? Quel tourbillon du fleuve t’a fait dégringoler jusque par chez nous ? »
L’homme, bien campé sur ses jambes, partit d’un grand rire et fit avec sa tête comme le cheval qui encense, un mouvement de haut en bas, emporté par son menton à barbe épaisse. La serveuse se tourna et regarda en plein la figure de l’homme qui s’ouvrait si franche et drôle, et elle vit aussi des yeux pleins de nuages et d’eau et de boue froide.
« Mon cher Cromar, fit-il, tu accuses le fleuve, mais ce n’est pas la faute à ce gredin capricieux si nos chemins se croisent de nouveau. Plutôt aux cerveaux malades des hommes.
     Rien de grave ?
     Ho !, lança le patron Guerma, ses larges sourcils entortillés crépitant sur deux yeux soudain enflammés. Seulement le déshonneur.
     Eh bin, mon pauvre vieux. Comment un type comme toi, si digne et brave, peut être atteint par une chose pareille ?
     Je veux manger d’abord, avant les récits et tout ça. Mais attention, hein, je veux bien manger n’importe quoi, sauf de l’anguille. Plus jamais de la vie ! »
Armide intervint, son plat encore chaud et embaumant l’ail à la main :
« Ce soir, Pierrette a préparé des mulets et des loups. Le loup, c’est plus cher.
     Prends du loup, fit Cromar. Et tu me devras rien...
     Hors de question, je paie », dit monsieur Guerma, la main levée. Et coupant court aux palabres, il se dirigea vers une table qu’il investit avec son sac de toile épaisse, tout bruyant de vaisselle en fer blanc.

« On l’appelle Patron Guerma, c’est pour son métier, expliqua Cromar à sa serveuse. Il fait la remonte du Rhône, d’Arles ou d’Avignon, jusqu’à Lyon, et parfois même au-dessus. Il mène des convois de barques, c’est une sacrée responsabilité !
     Et on l’appelle patron parce qu’il a plusieurs barques ?
     Ses barques, c’est du sérieux, c’est des savoyardes et des seysselandes de plus de trente mètres de long, c’est pour transporter tout ce qu’il faut vendre, du sel, par exemple, tout l’approvisionnement entre le sud et le nord… Victor Guerma les remonte par quatre ou cinq à la fois. Ajoute à ça la barque pour l’équipage, la barque pour le foin des chevaux. Imagine tous les chevaux qu’il faut pour tirer cette affaire dans les rapides du fleuve. Une cinquantaine, pas moins. »
Là-dessus, la serveuse eut la bouche qui s’entrouvrit d’admiration.
« Dieu-là !, fit-elle.
     Dépêche-toi de servir ce que tu as dans les mains. Je demanderai à Maître Guerma s’il veut bien que tu écoutes son récit. Cela ne manquera pas de t’intéresser.
     Merci m’sieur ! », dit la jeune fille, empressée et lançant sa cheville par le côté avec un sourire ravi de filoute, glissant entre les tables et déposant le plat fumant auprès d’un client aux yeux bouffis d’alcool.

Maître Guerma arrondissait maintenant sa large silhouette. Il soupirait d’aise et claquait sa langue. Il avait fini de manger.
Bientôt, Armide fut là, qui débarrassa prestement et vint ensuite se poster à l’entour du monsieur, adressant des regards aigus à Jean Cromar pour lui signifier qu’on était prêt à entendre l’histoire. Celui-ci délaissa les derniers clients, posta deux chaises supplémentaires auprès de la table et fit glisser un petit verre de digestif pour tout le monde.
« Même pour la fille ?, dit Victor Guerma.
     T’en fais pas pour Armide, grinça Jean Cromar.
     Bon. Mais c’t’histoire n’est pas pour toutes les oreilles…
     T’imagines bien qu’ici, elle en a entendu d’autres, fit Cromar.
     J’y viendrai en temps voulu, on verra s’il y a gêne. Faut d’abord que je vous emmène avec moi, sur ma barque, pour cette dernière remonte d’automne. Sur ma belle barque meneuse, la capitane, que j’avais baptisée Saint Nicolas IV. Le mistral soufflait sur la Provence un froid puissant qui augurait les fatigues du trajet. On détachait du quai les dernières barques qui se mirent à larguer paresseusement. Les croupes et les garrots des chevaux attelés en un long cortège frissonnaient, tremblaient dans l’air humide du matin. Les bêtes piaffaient, hennissaient brutalement d’excitation, presque de colère. À bord du Saint Nicolas IV, au pied de la croix des mariniers, on a fait la prière avant le départ, mes quarante bons gaillards et moi, et on s’est recommandés au saint patron Nicolas, à la Vierge, à Jésus et à la grâce de Dieu. »

Vernet - Avignon et le Rhône
Maître Guerma se tourna vers Armide qui écoutait tout cela avidement. Il s’enfila la fin de son petit verre et, sûr de son effet, dit d’une voix rauque d’émotion approfondie aussi par l’effet de l’alcool : « Le fleuve étincela un temps sous le soleil levant, ma fille, et puis son or s’est opacifié dans les brumes montant de l’eau… Jules, mon Cul-de-Piau, le patron à terre, s’en retourna auprès des bêtes avec son équipe de bayles, paré pour la mise en branle de notre grande guirlande de bateaux.
     Dieu-là, ça doit-y être un beau spectacle !, apprécia Armide.
     Tiens donc ! Haha ! Et puis le prouvier a lancé sa sonde, l’a remontée et a crié son premier « pan ! » de la journée. Et, sur chacune des barques, les patrons ont lancé en réponse : « paré ! ». Le « ça-devant » s’est élancé, le câble de maille s’est tendu doucement et le son de basse martelée du premier attelage de chevaux a couvert la rive. Les hommes, sur chaque barque, nous écartaient de la berge, avec leurs longues perches. Un beau départ, bien organisé. Comme une armée romaine. Sur le bord, des gens d’Avignon étaient venus assister au départ. Ils sifflaient et criaient des encouragements. Puis le second attelage, avec le deuxième cable, a pris son allure et le grand convoi de mes barques a commencé à avaler le Rhône mètre par mètre. »
Le marinier avait montré simultanément, avec ses mains puissantes et ses grands doigts secs, le mouvement des barques, la trépidation des chevaux, l’oscillation du convoi au départ… Armide n’en perdait pas un détail.
« J’voudrais bien voir ça, dites ! », fit-elle en battant des mains.

Dubuisson - La remonte du Rhône
Maître Guerma se recula un peu, sa bouche se pinça pour retenir un sanglot, et il dit :
« Tout ça, ma petite description, là, pour vous faire comprendre la précision qu’il faut dans l’organisation de chaque manœuvre, les risques d’une telle entreprise… Imaginez ce travail, donc ! Quand, sur la berge, le chemin de halage n’est plus très praticable et qu’il faut interrompre le trajet pour remblayer… Quand il faut faire son chemin entre les bancs de sable, les jours de basses eaux… Et chaque fois qu’il faut changer tous les chevaux de berge, parce qu’on passe un affluent, ou bien parce que le halage se fait sur l’autre rive… La remonte, c’est pas rien ! Ça demande une petite armée et moi, je suis leur petit général, avec tous mes commandants et mes lieutenants. Et gérer les provisions, le fourrage des chevaux, les efforts… Une attention permanente, une concentration sans faille, de tous les instants. C’est une sacrée responsabilité ! »
Cromar lança un regard inquiet à Guerma, car il voyait bien que l’homme en avait gros sur le cœur. On allait en venir à l’épisode qui avait causé la déchéance du patron, et il sentait bien l’hésitation de son ami, sa fierté étranglée dans la gorge.
« Bien…, fit Guerma, assombri. Et donc, cette fois-là, on avait passé Valence, et les pluies devenaient torrentielles. Le ciel était noir en pleine matinée, et ça bavait ! et ça bavait ! sans discontinuer… Le fleuve a bien grossi, le courant serait bientôt impraticable, et il a fallu accepter d’interrompre la remonte. Il y aurait alors un tel courant qu’il fallait trouver un havre pour mettre le câble en terre. Sans compter qu’avec une pluie pareille, dormir sur les barques ou à proximité des berges serait dangereux. Yves, le patron à terre, a chargé un des culs-de-piau de nous annoncer à la prochaine étape. Le type revint après deux heures ; il y avait l’auberge du Clapot Moqueur, un peu en amont, l’ancien tenancier l’avait récemment cédée à un nouveau propriétaire, et il y avait déjà un autre convoi qui s’y trouvait coincé. Tout le monde fit les efforts pour grimper ce fichu courant et, à la fin de la journée, vers les 18 heures, on parvint à bon port. On était épuisés ! Et vous n’imaginez même pas dans quel état étaient les chevaux ! On a cru qu’on allait en perdre sur le chemin tant les gars à terre avaient dû les harceler pour gagner la dernière lieue. Enfin, nous voilà parvenus à la grande Auberge du Clapot Moqueur, tenue par monsieur et madame Randiou. C’est donc le nouveau patron qui nous accueille, petit, chétif, le teint malade et l’œil bas, un peu le contraire de notre brave Cromar, hein ? »
Guerma et Cromar échangèrent un sourire timide.
« Le type nous rassure, nous dit qu’ici, selon les gens du coin, il paraît que les crues ne feront pas de dégâts et il nous indique les meilleurs points où amarrer les barques… On passe bien une heure à cela. Puis une heure supplémentaire, à monter les tentes dans leur champ, à côté des baraques de fortune de l’autre convoi. Tout cela dans le noir et les torrents du ciel, à la lumière de quelques fanaux embués par l’eau et le froid. Le camp s’organise, j’entends les uns et les autres pester contre le ciel. Puis, je prends mes patrons avec moi. Yves, mon premier patron à terre, et Antoine, son second le plus fidèle. Et mes deux premiers patrons mariniers : Christophe et Jean. Nous, on va dormir dans l’auberge, et on va dévorer les bons plats cuisinés par la patronne.
     Hoho, la petite parenthèse culinaire, sourit Cromar.
     Eh bin tu l’aurais vue la patronne…, fit Victor Guerma, c’était une montagne par-dessus le petit fleuve – une bonne dame toute passée à la bouffissoire !
     C’est quoi la bouffissoire ?, fit Armide.
     Eh bien… Je ne sais pas… ce serait un genre de machine dans laquelle tu entres toute maigre que tu es et dont tu ressors toute bouffie ! »
Armide, bon public, fut prise d’un grand rire grelot. Contagieux. Cromar en avait la larme à l’œil. Enfin, Guerma reprit :
« Cette belle masse de graisse roulait des yeux formidables, cornée jaune et iris quasi violet. Elle était victime d’exophtalmie, son œil gonflait hors de l’orbite, et elle a commencé à raconter à Christophe qui lui avait un peu trop mis le regard dans les yeux qu’à cause de ça, pas moyen de clore les paupières, la nuit. Brrr, fallait les voir ses yeux qui suintaient une humeur purulente… J’ai tout de suite compris qu’à ce compte la dame perdrait bientôt la vue. Bon, non pas qu’elle était vraiment laide, hein ! Elle avait un air apaisant, avec son petit nez et sa bouche qui remontait... Sa bouche… Quelqu’chose d’extraordinaire chez cette dame aussi, c’était sa gastrolâtrie ! Si pas ordinaire que même toi, mon cher Cromar, n’aura jamais rencontré dans ta carrière un gamache pareil ! Ah ça, elle ne rechignait pas à se servir à même la table du client, et à s’enfiler leurs verres hop ! Dans le grand gosier ! Ça faisait un drôle d’effet... Et quand l’assiette finie on s’enquérait du reste… elle lançait son drôle de regard par-dessus la table comme pour dire : "viens le chercher dans mon ventre ! "
     Eh bien !, broncha Jean Cromar.
      Tout mon bel équipage était à l’arrêt. Ils mangeaient leurs rations dans l’abri relatif de leurs tentes. J’ai fait un petit tour pour constater le moral des troupes. Il n’était pas encore trop atteint. J’ai fait une blague un peu facile sur le temps et l’incontinence du bon Dieu, pour les faire rire, et je suis retourné, sous la pluie battante, vers la salle à manger de l’auberge. Là, il y avait le patron de l’autre équipage de barques, Vincent Andrevel et sa troupe. Des têtes sinistres que t’as pas idée. Surtout son premier bayle, un jeune à tête de bagnard. Ils nous ont regardés avec des yeux d’morts. Là-dessus, madame Randiou s’est amenée avec ses gros yeux tout ronds. Antoine a lâché un "Bin mon gars ! " de surprise. J’le comprenais, mais ce n’était pas très galant. J’ai tendu ma main à la dame qui l’a saisie et elle a regardé ma bague en or ; eh bien, j’aurais juré que ses yeux jaunes allaient tomber dessus. "C’est de l’or ? ", qu’elle m’a dit. Et la dame m’a fait un joli sourire carnassier. Le petit patron s’est faufilé entre nous et nous a fait asseoir à table. Tout gêné, monsieur Randiou : petit sourire faux sous sa moustache censée lui donner de la virilité ; avec le vent et la pluie dehors, et la conversation de l’autre équipage, on n’entendait rien de c’qu’il disait. Tout p’tit gars sans épaules qui se tordait entre les gens pour ne pas les toucher... Le contraire de sa femme qui bousculait le monde avec son gros derrière, manipulant sa petite marmite à bout de bras, risquant d’ébouillanter les gens. Quand elle est venue agiter sa marmite au-dessus de nous, j’ai remarqué son bras gauche tout fripé par une large brûlure de l’avant-bras jusqu’à l’épaule. Elle nous a posé ça sur la table : des anguilles. Oh, t’as jamais ingurgité pareille galimafrée. Son bouillon d’anguilles, on n’en finissait pas d’en mâcher la chair spongieuse et gommeuse à la fois… Elle avait mis tellement de poivre que ça m’en a débouché le nez, tout fluide, d’un coup. Son plat était dégueulasse et elle cachait bien mal la puanteur du ragoût sous le poivre. Haha, Cromar, et voilà pour la parenthèse culinaire ! »
Jean Cromar fit une moue pour montrer son déplaisir et Victor Guerma continua :
« Tandis qu’on mangeait, la dame venait se frotter les seins à nos têtes. Elle voulait aider mon vieux Jean à manger comme si c’était un gosse, se prenant une cuillère de son plat au passage. Jean s’est pris de la sauce dans les cheveux. Je l’avais jamais vu garder la rage pour lui comme ça, Jean. On n’osait rien dire. Elle terrorifiait. Elle lui a passé un coup de torchon dans les cheveux pour essuyer la bêtise, elle disait "pardon mon bébé" en lui faisant un baiser humide sur la joue pour se faire pardonner, roh la tête du vieux Jean ! Le pauvre Jean, sa tête de vieux briscard toute ridée de contrition… Elle est repartie vers une autre table, ses fesses dansaient plus que de mesure entre chaque pas qu’elle faisait !
« Après ça, madame Randiou a voulu jouer aux cartes avec nous. Andrevel m’a lancé un bonsoir plein d’animosité. Et sa compagnie a regagné les chambres. On s’est installés autour d’une table avec madame. Aux cartes, elle était redoutable, la patronne… Elle a mis une sacrée délicatesse à mes hommes : Yves s’est fait engloutir quelques quatre livres et trente sous, et le pauvre Antoine, lui, a perdu la moitié de sa prime en trois parties. Ça l’a laissé malade, Antoine. Il en est vraiment tombé malade : mal de gorge, vomissements, tout le bazar… Enfin, je serais bien en peine de préciser si c’était la mangeaille, la perte de l’argent ou l’humidité du climat qui l’avait rendu malade.
« Il faisait très sombre et y avait un courant d’air froid qui passait sous la porte ;  toujours la petite tempête secouait la nature autour de l’auberge.
« Quand j’me suis couché, seul dans ma chambre et pensant à mes compagnons disséminés au quatre coins de l’auberge, j’ai mon instinct qui a commencé à s’affoler. Je flairais un traquenard. Du destin, ou de la compagnie Andrevel, ou des Randiou. Je me disais qu’on se ferait tout voler, d’une manière ou d’une autre… Que les barques allaient couler… Je voulais, par-dessus tout, dormir, mais ça me paraissait impossible.
« Mes pensées s’enchaînaient. Ma chambre était d’un noir indécrottable. Je pouvais forcer mes pupilles à se dilater : rien que du noir tâché de fatigue. En fouillant à l’aveugle, j’ai pris mon sac de marin, j’en ai sorti ma petite fiole de jus de pavot… que je garde quand on reste longtemps à terre. Tout est si vif dans le métier, tout va si vite, il faut toujours faire attention… Et quand je suis à terre, je m’emmerde. Je suis impatient, alors je prends cette saloperie d’opium. Si je me souviens bien, c’est chez toi, Cromar, que se trouvait le coquin qui m’y a initié… Un gros type un peu élégant… Michel ? Je crois... Bref, j’en ai suçoté quelques gouttes, et j’me suis laissé aller sur la pente du rêve éveillé.
« Des poissons de rivière glissaient tout autour de moi, j’étais sur un lit de mousse. Des lueurs passaient, qui clignotaient doucement. Les galets, au fond du fleuve roulaient en craquant comme une porte. Et… »
Victor se redressa, regarda Armide comme s’il découvrait sa présence, et se renfrogna :
« Non, je ne peux pas raconter ça devant elle…
     La dame serait-y venue vous rendre visite pendant la nuit ?, fit Armide.
     Mais… comment ?
     Oh, j’en connais un rayon, vous savez… »
Cromar en sourit et dit malicieusement :
« Tu vois bien que ma petite Armide est ici à sa place, ne fais pas ton père-la-pudeur et fais nous rêver… 
 Oui, mais j’étais, à mon corps défendant, dans le brouillard lumineux de l’opium… J’avais entendu le craquement de la porte et je voyais craquer les galets sur le bord du fleuve. Et puis, à un moment, j’ai senti une masse mobile, une grosse carpe laiteuse et lumineuse, près de moi… un souffle ample et douloureux. Ça s’agitait lentement. C’est remonté entre deux eaux. Le poisson s’est posé sur ma poitrine, il tâtonnait tout autour de moi et sur moi. Mais je n’ai jamais rien de précieux, là. On s’est saisi de ma main, on a essayé de déplier mes doigts pour en faire glisser la bague. J’ai suffoqué. Le poisson est revenu à ma poitrine, appuyant délicatement, comme on apaiserait un enfant qui fait des cauchemars. Elle a grommelé, la poissonne, des mots apaisants : "mon biquet, mon fier bonhomme, mon grand viril, mon beau poisson d’eau douce…" Elle a pressé sa grosse poitrine contre mon flanc, sa main sur mon front. J’ai retrouvé les poissons. Je me suis rendormi, un soupir de déception dans l’oreille.
« Le matin, j’ai réfléchi à mon rêve. J’ai fouillé mon sac. On n’y avait rien pris. Ma bague était toujours à mon doigt. Je suis allé inspecter le fleuve. Il avait encore grossi, il avait gagné sur la berge et couvrait maintenant la piste de halage. J’ai été pris d’un tremblement de rage. Une journée et une nuit de plus dans cette auberge de malheur et j’allais devenir fou ! Trempé jusqu’aux os, je rentre, je passe devant le petit monsieur Randiou qui fendait du bois à la hache dans un coin de l’entrée, puis je me retrouve dans la salle basse. Là, mes patrons m’attendaient. Et ils me déclarent, ces nigauds, qu’ils n’ont jamais aussi bien dormi de leur vie, malgré le vent et la pluie. Eux, ils commentaient gaiement le confort des lits, presque réconciliés avec ce lieu sinistre. Même Antoine, pourtant rageux la veille, quand il avait perdu son argent, paraissait presque placide. Après un petit déjeuner de poires pourries et d’un fromage de chèvre grouillant de vers, laquelle collation a eu le mérite de remettre en place les rêveries béates de mes compères, je suis allé dans le champ, voir le camp. Là, j’ai trouvé une atmosphère beaucoup moins badine. Les types juraient contre ce temps de cochon. Ils disaient que Dieu et Saint Nicolas étaient en froid et qu’on nous avait lâché un piège du ciel, un grand filet d’eau pour nous poissonner, pour couler nos barques et nous montrer que le fleuve ne se laisse pas dominer par les hommes. Et puis ils se plaignaient que les gars d’Andrevel les cherchaient et qu’il y aurait des bagarres, c’est sûr.
« J’ai gueulé un coup sur eux, j’ai fait le père furibard, tu vois, je leur ai ordonné de veiller à bien protéger nos barques et à écoper fissa, puis je m’en suis retourné dans ma chambre, tirer une goutte ou deux sur ma fiole d’opium. Et après ça, je suis descendu et j’ai trouvé un coin pour me laver dans une bassine… Tiens justement, ça enchaîne avec un épisode qui montre bien dans quel lieu bizarre j’avais établi ma troupe. J’y étais donc assis, dans la bassine, hem, nu sous ma chemise… Et Madame Randiou, sans gêne, sans frapper à la porte, rentre dans la pièce ; elle chiquait du tabac. Avec ses yeux déglobillants, elle m’a regardé d’abord de l’air dédaigneux des nourrices pour la virilité atrophiée des bébés puis elle m’a fixé dans les yeux et m’a fait une gentille bouche en cœur pleine de jus de tabac. Là-dessus, elle demande si j’ai besoin d’un coup de main pour mon dos. Moi, j’essayais comme je pouvais de me dissimuler. Son regard était d’un mortifiant…
     Hahaha ! Te faire ça à toi, maître Guerma !, s’émut Cromar. À tout le moins, elle ne manquait pas d’assurance.
     Après ça, je m’étais pieuté avec mes petits rêves tristes. J’attendais mornement que vienne le déjeuner, sans aucun espoir d’un repas plaisant. Je priais en moi-même pour que la pluie diluvienne cesse et qu’on puisse repartir. Je ressentais des drôles de crampes entre mes tempes et mes pommettes. Je faisais des mouvements de mâchoire pour me détendre, tandis que je devisais pour moi-même qu’il ne faut pas juger une personne sur son apparence physique et qu’un estropié, sous un aspect repoussant ou attendrissant, peut receler le tempérament le plus bienveillant ou le plus dangereux… Je me faisais la réflexion que la patronne avait un physique d’ogre maternel, ce qui déclenchait chez moi un instinct de survie. Enfin, je ne savais pas… Avais-je rêvé cette nuit-là que je me faisais détrousser par la dame ? La pluie tambourinait sur ma fenêtre, brouillait mes pensées.
« On a toqué à la porte de ma chambre. Antoine est entré, sa casquette entre les mains, mon p’tit Antoine, l’air embarrassé. Il m’a demandé pardon pour avoir perdu une part de sa prime si bêtement. J’ai posé ma main sur son front pour l’absoudre de sa faute. J’l’ai fait asseoir entre quat’z’yeux. En tant que capitaine, je suis aussi un guide de conscience, même pour Antoine qui n’était plus si jeunot. Alors il m’a regardé et il m’a demandé si c’était bizarre de s’faire gamahucher par quelqu’un qui venait déjà de lui prendre le jus d’sa sueur. Il parlait, ainsi, de son argent. C’avait l’air d’une question sérieuse. Mais par Saint Nicolas, je ne savais que lui répondre ! Quand est-ce qu’elle lui avait fait ça ? — Pendant la nuit, il n’avait pas osé dire non. Il était tout ému mon gaillard… J’lui ai demandé si ça lui avait plu… Il m’a dit qu’il était pas sûr. La seule chose que je lui ai dit de certain, c’est de se méfier des femmes qui peuvent pas fermer les yeux… Pour moi, j’me suis pensé que la drôlesse avait une vie nocturne bien remplie.
« Le midi, puis le soir vinrent, dans le bruit de pluie continu, apportant leur galimafrée à nos estomacs maintenant mieux disciplinés. Je voyais les clients empoigner amicalement la patronne qui gloussait de joie, tout ça sous les yeux du malingre mari. Les gars d’Andrevel étaient sales et peu avenants ; je ne comprenais pas quel bonheur la grosse trouvait à leurs câlins.
« La nuit, le sommeil toujours aussi impossible, j’ai repris quelques gouttes d’opium. Je m’en voulais d’avoir recours à cet expédient, mais j’étais trop anxieux, je songeais au retard que nous prenions, à l’état dans lequel seraient les berges, le halage ; on y perdrait plus d’une semaine, voire deux… il faudrait trouver du fourrage frais et de nouvelles provisions… L’opium a fini par amollir les deux câbles de mon dos et mes joues et ma bouche et je me sentais partir dans l’eau de pluie quand j’ai reçu de nouveau la visite de mon poisson familier. Elle m’a tâté tout le corps cette fois, avec insistance… Ma grosse carpe s’est même prise à jurer doucement.
« Le lendemain, à mon étonnement, je trouvai mes hommes plus en forme que jamais. Dans la pénombre matinale de la salle basse, Yves et Jean faisaient des compliments à madame Randiou sur le confort de sa maison. Ils se réjouissaient que le temps semblât enfin tourner, la pluie était déjà plus timide. La crue stagnait. Peut-être pourrait-on partir dès le lendemain ? Mais ils regretteraient les nuits de l’Auberge du Clapot Moqueur. Elle leur passa sa main potelée sur la joue, comme une vraie galante. Quant à moi, elle me donna un coup de torchon sur la poitrine et me fit une drôle de moue en guise de bonjour. Je ressentais la faim terrible qui tire la tripe, après l’opium. Je m’enquis de ce qu’on mangeait. Elle me répondit qu’il n’y avait plus rien dans ses réserves, que nos deux compagnies avaient tout englouti. Andrevel et ses hommes s’étaient levés avant nous et ils en étaient justement au dernier partage du dernier reliquat de nourriture… »
Armide, la jeune serveuse, donna un coup d’ongle sur le verre vide de maître Guerma pour le faire tinter :
« Vous n’avez pas l’air d’apprécier ce maître Andrevel… Je me trompe ?
     C’est le moins qu’on puisse dire…
     Je vous ressers ? », demanda-t-elle. La main de Jean Cromar dans son dos l’enjoignait à faire cette proposition.
« Volontiers, merci mon p’tit. T’es bien gentille avec le vieux Guerma… Hrm. Pour la petite histoire, Andrevel et moi, on s’est souvent accrochés sur le Rhône. Il est plus jeune, son équipage aussi. Ils manquent un peu de certains égards, comme s’ils ne comprenaient pas vraiment les dangers du fleuve. Ce coup-là, en me flouant de cette nourriture nécessaire, il prouvait encore tout son mépris pour la courtoisie due aux aînés. Alors, hrm, je lui ai dit ma façon de penser. On a commencé, mes gars et ses gars à se coller quelques coups et, d’ailleurs, on s’était retrouvés plus ou moins par terre, avec madame Randiou qui poussait des cris d’angoisse après nous et alors la porte s’est ouverte et des types nous ont séparés. Et alors, parmi ces types, il y avait des hommes à moi et à Andrevel et, surtout, il y avait cet ancien patron marinier que tous les mariniers de ma génération connaissaient parce qu’à l’époque il y avait eu des scandales et puis surtout que c’est un gars qu’on reconnaîtrait jusqu’en Enfer parce qu’il n’a presque plus de mâchoire inférieure, rien qu’un bout gros comme deux pouces avec quelques dents et qu’on serait bien en peine de comprendre où il met sa langue, à part collée à son palais ! Par Saint-Nicolas, il y avait donc là cette célébrité : maître Antoine Randiou, un bonhomme pas net sur le compte duquel on faisait plein d’histoires avec le Diable... Et quand j’ai vu son visage de gargouille, j’ai compris plusieurs choses et j’ai surtout compris pourquoi je ne me sentais pas bien dans cette auberge dont les tenanciers portaient ni plus ni moins le nom et les stigmates d’un familier du Diable. Tu vois, mon p’tit ? Pour moi, la marine, c’est une affaire de respect. On respecte le danger, on communique entre équipages, on s’entr’aide ! car on sait, on admet qu’une vie sur le fleuve ne doit sa sauvegarde qu’à la bonne vigilance de tous les frères mariniers. Les types comme Antoine Randiou ou Vincent Andrevel me causent une terrible indignation. Eh bien, mon cher Cromar, et toi, ma p’tite Armide, je peux vous dire que j’étais éberlué de me trouver dans la même pièce que ces deux fripons ! Oh ! de savoir que je m’étais trouvé tout ce temps sous le toît de maître Randiou ! Toute ma poitrine en tremblait, mes mains aussi. Et le vieux Randiou, ce vieux ladre qui ne donnait à manger à ses hôtes qu’un infame ragoût d’anguilles (ou de serpents, qui sait ?), me faisait la leçon de politesse en me postillonnant dessus. On ne se battait pas sous son toit, disait-il, c’était bien la peine de vouloir établir un lieu d’hospitalité pour assister à des scènes pareilles… J’ai compris qu’il venait juste d’arriver, en profitant de l’accalmie. Il nous a dit que son fils s’en était allé chercher des vivres aux fermes. Et là-dessus, le vieux Randiou m’a demandé d’une voix aigre si tout n’était pas fait ici pour mon agrément ? et sa fille n’était-elle pas la plus gentille fille de la vallée du Rhône ? La dame a rougi et a dit "merci papa". Tout ça pendant que mes patrons m’aidaient à me relever, parce que, tout ce discours, je l’avais suivi depuis le sol où je m’étais trouvé jeté.
     Hoho hoho, t’es con, fit Jean Cromar, les épaules agitées d’un rire irrépressible. Tout ça ne te ressemble tellement pas !
     Je n’en sais rien… Maître Andrevel aussi a dû se relever pour finir d’écouter le sermon du vieux monstre. En tout cas, je n’aimais pas la façon que le vieux Randiou prenait pour parler de sa fille… Ses sous-entendus…
     Ou pas forcément des sous-entendus ! Il ne savait peut-être pas ce qu’elle faisait la nuit… Peut-être qu’il voulait juste souligner son bon caractère. Mais y a une autre chose que je comprends pas…, fit Armide, ingénument. Vous nous y aviez pas dit d’abord qu’c’étaient m’sieur et m’dame Randiou les patrons, le p’tit bonhomme et la grosse dame, comme qui dirait un couple ?
     Mais ça c’est ce que j’avais cru !, répondit Victor Guerma. En réalité, l’auberge était tenue par Antoine Randiou, et il se faisait aider, entre autres, par son fils et sa fille. En tout cas, dès que j’ai su dans quel nid de serpents j’avais fourré mon équipage, je ne tenais plus en place. Il fallait partir de là au plus tôt ! Avoir comme ça, face à moi, de telles figures qui déshonoraient la profession, entre le Vincent Andrevel, bel et fier égoïste, dangereux pour ses confrères, et l’Antoine Randiou, hideux grippe-sou, voleur et compagnon du Diable, ça me chamboulait. En un instant, j’étais dehors pour constater la fin de la pluie de mes propres yeux. J’ai fait tout le tour de mes hommes, dans les tentes, avec Yves et Jean. Puis je suis monté sur ma barque capitane et j’ai inspecté la cale. Il y avait encore quasi deux pieds d’eau à écoper. Ensuite, on est allés consulter les berges, en amont ; ce n’était pas fameux, mais j’avais imaginé pire. Toute la journée, j’étais à pied d’œuvre, pour préparer notre départ, j’avais de grandes suées à cause du manque d’opium, mais tout cela passait bien, il n’y avait plus que de l’impatience. J’encourageais les hommes en chantant :
Allons, allons, passons l’Isère,
Pan à l’empi !, crie le prouvier,
Les chevaux franchissent l’ornière,
Lyon nous attend,
           Et ses bons tripiers… 
« Et ils reprenaient bravement le chant. Notre inquiétude quant aux provisions pour le reste du voyage donnait à nos voix une inflexion d’urgence. Je voulais être le premier à partir. Il était d’ailleurs hors de question que nous passions après Andrevel, son bayle est une vraie tête de marmite, et vu l’état des berges, son attelage ne laisserait derrière lui aucune piste praticable. En homme responsable, je suis allé lui en toucher deux mots. Il était, lui aussi, occupé aux préparatifs sur ses barques. On a discuté pied à pied un certain temps, mais je dois admettre qu’il s’est rangé à mes avis. J’avais réussi à lui exposer l’intérêt qu’il aurait à ce que j’ouvre la voie. Mes bayles auraient à cœur de rendre praticable l’itinéraire. Nous chargerions Julien, un jeune initié, de lui apporter vers l’aval des nouvelles de notre reconnaissance en amont. Ainsi, leur trajet serait bien moins fastidieux que le nôtre. Nous conclûmes notre accord par une poignée de main. Mais je n’aimais pas la mine suspicieuse d’Andrevel ; il donne toujours cette impression désagréable qu’il ne croit pas en l’honnêteté des autres.
     Il juge leur caractère d’après le sien !, fanfaronna Armide.
     Certainement. À tout le moins, cette attitude le dessert systématiquement. Cela donne l’impression de traiter une affaire entre brigands. Après cela, nous sommes retournés avec quelques membres de sa troupe remblayer et réaménager la prochaine étape : sur trois lieues, le courant avait emporté le chemin de halage en deux endroits ; et, par ailleurs, des pierres s’étaient délogées un peu plus loin et obstruaient le passage — il faudrait les repousser à l’eau sans qu’elles vinssent gêner la course des bateaux. Le soir était déjà tombé quand nous eûmes terminé. On aurait pu prendre un peu d’avance à la lueur des fanaux et mettre la maille en terre un peu plus loin, mais, avec le soir, est tombé sur nous un drôle de vent sifflant. Et le Rhône, qui roulait ses eaux puissantes s’est mis à faire une houle allongée qu’on voyait, ronde sous la lumière de la lune rousse agrandie sur l’horizon. Une drôle de scène de cauchemar. Sans compter que je ressentais à ce moment des brûlures horribles à l’estomac. Les gars, craintifs, ont demandé une dernière nuit de repos avant de repartir.

« Ce soir-là, madame Randiou nous a encore servi son ragoût d’anguilles (ou de serpents). Elle y avait mis plein de laurier pour donner du goût, c’était infect. Amer. J’en emplissais mon ventre, mais la douleur s’amplifiait toujours. Et quand le vieux Randiou, avec sa tête d’Enfer, est entré dans la salle basse pour nous demander, en hôte attentionné, si tout se passait bien, je me suis précipité vers ma chambre pour aller me coucher avant tout le monde, l’estomac révulsé, bouillonnant de la plus farouche indignation. Dans le froid de ma chambre, dans l’humidité de mon lit, je me suis rendu compte que tout mon corps perdait son eau par grandes suées. La colère, les douleurs jusque dans la gorge, l’angoisse et l’impatience me rendaient visite, étouffantes, foudroyantes, au cœur de la nuit ; mais surtout, je sentais ricaner au fond de mon sac ma petite fiole d’opium. Jamais je n’avais senti le manque de façon si aiguë. J’ai fini par me faufiler tout tremblant jusqu’à elle et j’en ai tiré sans réfléchir cinq, six, sept grosses gouttes sur ma langue. Après cela, la douleur au ventre est devenue chaleur puissante, le monde s’est mis à vaguer autour de moi ; j’ai pris peur, je me suis entendu appeler. Un temps. Et la porte s’est ouverte, son grincement s’est répercuté comme si l’on ouvrait l’immense porte des Caves de l’Enfer. Et la porte me semblait, à mes pieds, tout en bas d’une pente où je pourrais dévaler, et de là les gouffres brûlants m’engloutiraient ; mais, de cette porte sombre, sont montés jusqu’à moi les deux gros yeux dansants de la femme-poisson. Sa masse ondulait, boulinait vers la droite, puis valsait, s’effaçait presque avant de se baisser vers moi. Dans l’espace et la pesanteur où je me trouvais, j’avais l’impression extravagante qu’elle s’étirait et se tordait du fond du gouffre pour amener son visage épais et réjoui à moi, d’au-delà de mes jambes, d’un passé ou d’un futur lointain, et dans son corsage défait se devinaient de lourdes mamelles, et je voyais une sirène corrompue, une épaisse anguille fessue à tête de poisson-chat, avec des barbillons, un être grotesque et sensuel du fond du fleuve. Mais alors… elle fit une chose incroyable. D’abord, elle me tira une langue épaisse et toute violacée de vin sous le nez, puis elle releva ma chemise et elle appliqua sa bouche sur mon ventre. Je sentis sa bouche large et humide comme si ce drôle de poisson allait dévorer mes entrailles brûlantes. Elle eut un rire bref qui emplit toute ma tête, et je voyais ses yeux ronds et gourmands, deux lucarnes de malice, prêts à me rouler dessus ; puis elle prit une respiration et elle souffla longuement et très fort en plaquant ses lèvres sur mon ventre, comme on joue avec un bébé pour le faire rire. »
Jean Cromar étouffa un commentaire et concentra son attention sur le saisissant visage de Victor Guerma.
« J’entendais le vacarme de cette parodie de flatulences et je sentais trembler tout l’intérieur de mon ventre et un rire gigantesque monta du fond de mon corps et jaillit et emplit l’espace, démoniaque, formidable ; il monopolisait tout mon esprit, je n’avais plus que cela en tête : rire. Je riais. Je riais si fort que l’énorme poisson déguerpit en trois coups de nageoire. J’ai tendu les bras pour essayer de l’attraper et je me suis heurté à la porte. Mon rire avait tendu mes jambes comme des ressorts ! Je riais si fort que je ne savais plus que faire de mon rire. Mon rire courait dans les couloirs de l’auberge et j’essayais de le rattraper pour le faire taire. J’étais hors d’haleine et les portes, partout, s’ouvraient. Certaines têtes qui en sortaient ressemblaient à des têtes de serpents. Et je voyais bien que mes hommes étaient des hommes et ceux d’Andrevel étaient des vilains serpents et je leur riais si fort à la face et je les voyais retourner à leurs trous ! Et dans mon vacarme a émergé la trogne d’épouvante du vieux Randiou. Il ne ressemblait à rien qui pût trouver sa place dans mon rire. Alors le rire s’est changé en hurlement et je me suis précipité vers la salle basse, et la sortie. Dans un coin, près des marches, j’ai vu la hache qui reposait contre le tas de bois, et je me suis dit que si le démon venait à me rejoindre, j’aurais déjà cet avantage. Dans le grand vent nocturne, sous un ciel constellé, je volais sur la boue du champ, parmi les tentes, tout le tremblement des toiles de tentes, et j’étais un empereur avant la bataille qui, dans la clarté lunaire, parcourait le campement sur son cheval. Il fallait réveiller tout le monde ! Je devais brailler comme un possédé. Mes hommes sortaient de sous la toile comme des poissons paresseux affleurant à la surface d’une rivière. Je cavalais, tout comme si j’étais monté pour de vrai sur un destrier ! Je faisais des voltes, et je disais "Hooo, hooo là ! " comme si je parlais à mon cheval ! Des fois, je donnais des coups de hache dans la toile des fainéants. Je criais de "parer aux manœuvres !", de "déterrer les mailles !", d’organiser le départ en toute hâte. Je ne sais pas exactement comment tout cela s’est fait… La plupart des gars devaient m’observer, ahuris. Je me suis trouvé avec les câbles de maille sous les yeux et je voulais sauver ma marchandise des serpents et des poissons qui allaient tout ruiner. Et je donnais des coups de hache, et je tranchais, je tranchais…
« Ah, le doux Saint Nicolas posé là-haut dans la pâleur d’un petit nuage a dû n’y rien comprendre à cette folie humaine ! Finalement, Yves et Christophe sont venus m’arracher mon arme des mains. On s’est retrouvés à plat ventre dans la boue. Leurs mots gentils venaient toucher mon esprit égaré au plus profond de mon crâne, ils me rassuraient. J’ai senti, dans le lointain de mes pensées, la tension retomber. Hélas, le mal était fait. Les grandes amarres tranchées filaient au sol, de lourds, de maudits serpents noirs… Les barques s’écartaient de la rive et commençaient à prendre le courant. J’ai lâché un long hurlement de révolte et je me suis relevé en glissant, en piétinant la boue. Je me suis précipité vers mon convoi ; je cherchais à arrêter l’inéluctable. Je me suis retrouvé dans l’eau jusqu’à la taille, les mains cramponnant le plat bord d’une énorme barge, mais tout le convoi attrapait maintenant le courant du fleuve et la barque capitane, en tête, pivotait sous l’effet du flot et entraînait en arc de cercle le reste du convoi vers le milieu du fleuve ; prenant bientôt par le travers la masse aquatique, certaines barques se mirent à tanguer, à secouer leurs corps en rebuffades effarouchées. Je dus sortir de l’eau car la barge que j’agrippais fut brusquement refluée vers moi et faillit m’écraser contre la rive. Derrière moi, la clameur effrayée des hommes a presque couvert le craquement sinistre des barques qui se heurtaient les unes les autres dans le silencieux tumulte du fleuve.
« Nous avons suivi, en courant vers l’aval, la puissante débâcle de notre convoi. On pantelait comme des chiens. Deux mariniers, restés sur la capitane, se tenaient agenouillés sur le pont, ils priaient et suppliaient le ciel scintillant. Mais nos saints eux-mêmes se trouvaient démunis devant un tel désastre ! Le convoi se déroulait comme un grand fouet sombre au milieu de l’onde laiteuse et les chocs contre la rive soulevaient la terre et communiquaient une inflexion brutale à la déroute sinueuse de nos barques. Nous avions grand peine, courant dans la terre meuble de la rive, à suivre leur train infernal. Au loin, nous avons entendu un craquement funèbre et l’une des barques a perdu tout un pan de carène, l’eau s’est engouffrée et la barque a roulé dans le fleuve, comme un cheval dans la poussière. Elle a coulé, et ainsi, toute la chaîne de navires s’est trouvée ralentie, puis amarrée au fond du fleuve par cette ancre monumentale…
« C’était… C’était un désastre ahurissant, historique. Napoléon lui-même n’en avait pas vécu de plus frappant. J’émergeais de mon rêve stupéfait, honteux, déshonoré... Je comprenais bien que jamais je ne pourrais retrouver la moindre dignité après un pareil épisode…
« Dis, Cromar, mon bon ami… Tu te souviens notre première rencontre… J’avais tout abandonné après avoir perdu mon épouse. Je disais, pauvre naïf, le monde s’est effondré. Puis, quel imbécile, je croyais m’être refait le moral ! Je pensais que ton ami pharmacien m’avait donné de quoi oublier mes malheurs ! Qu’est-ce que j’en savais ? Fichtre rien !
     Eh bien…, fit Cromar.
     J’ai annoncé, au début de mon histoire, la faute des cerveaux des hommes. Eh bien oui, vraiment. Je ne veux pas qu’on impute mes malheurs à l’opium, dont le rôle ne fut certes pas anodin. Mais le vrai mal, c’est les relations de méfiance qu’on tisse avec les êtres qui nous entourent. Le vrai mal, c’est la solitude et la peur. Je connaissais bien l’opium et je savais qu’il provoquait des songes variés, mais il n’avait jamais pris possession de moi. Et ainsi, cela que je viens de vous dire, cette grande folie, ne serait pas, selon mes gentilles déductions, le produit d’une possession par l’opium, mais plutôt une possession de l’esprit par lui-même, sous l’effet de l’opium, l’esprit obsédé de l’épouvantable tension où il se trouvait jeté, dans mes tourments d’orgueilleux solitaire, au beau milieu de ce que j’imaginais comme un nid de serpents…
     Dieu là…, souffla Armide, impressionnée.
     Chère petite, dit Victor Guerma en prenant les mains de la jeune serveuse, souviens-toi de ce vieil orgueilleux, ce vieux bonhomme mélancolique, qui se rendait malade et fou par méfiance…
     Oui, oui…, et puis j’vois une autre morale à cette histoire, renchérit Jean Cromar, c’est qu’il ne faut pas décevoir les succubes en mal d’aventures nocturnes, sans quoi on s’expose à se faire souffler sur le ventre.
     Ah, t’es con, mon Cromar… tu me ferais presque sourire… », fit Victor Guerma, l’œil humide.

Namazue - Comment attraper un poisson-chat avec une gourde