mercredi 20 novembre 2013

Alessandro – le voleur amoureux


 
Le quartier de Sainte-Marie Majeure, où se trouvait, entre 1810 et 1837, l'auberge de Jean Cromar, La Calamarette


Dans la salle à manger du café-hôtel marseillais La Calamarette, le patron, Jean Cromar, s’adressait à un client attablé depuis bien longtemps et qui avait l’air ennuyé des gens qui ne savent plus quoi faire de leur personne ; l’homme en question était maigre mais ses muscles étaient rudement câblés, et il avait des cheveux gris. Jean prit sa voix la plus peinée pour dire :
« Je ferme la salle, monsieur. C’est pas pour vous mettre dehors… C’est que, si l’établissement reste tout illuminé, la garde va venir fourrer son nez dans mes affaires. Et puis, vous comprenez, ma Pierrette doit rentrer chez elle, son petit mari va me maudire, sinon. »
Le client s’anima de panique. Il supplia, donna son prénom, dit qu’on lui avait conseillé ce lieu et recommandé le patron et lâcha enfin la raison de son étape : « Je voudrais confier ma peine à quelqu’un, avant de mettre fin à tout ça.
     Je regrette…, fit Jean Cromar, interdit.
     Et si je prends une chambre, vous voudrez bien m’écouter ? »
Le patron grommela quelque chose dans sa barbe drue, desservit la table sans dire un autre mot. Il revint passer un coup de chiffon parmi les miettes de pain tandis que Pierrette, la cuisinière, passait une mantille sur ses cheveux avant que de s’engouffrer dans la nuit fraîche et humide, dans le bruit lourd et doux de la mer au pied de l’église délabrée de la Major, et le regard de Cromar alla de Pierrette à son client, et se posait sur lui avec une douceur nouvelle.
C’est que Jean Cromar aime plus que tout les histoires de ses hôtes. Il paraît qu’il n’a jamais quitté son auberge, peut-être même qu’il y est né. Il voyage par l’oreille. Depuis le temps qu’il écoute, il n’a jamais trahi un secret. Il a pourtant entendu les pires confessions des pires débauchés.
Bientôt, dans le noir de la chambre dilué à la lueur de faibles bougies, les deux visages étaient proches. Jean Cromar, attentif, et Alessandro, qui raconta son histoire :

« Je vivais de l’autre côté, en Lombardie. J’avais pas été élevé aux grandes théories. Des parents bons à rien. On vivait de glanage, au jour le jour. Et puis, à l’adolescence, mes cousins et moi, on savait encore à peine comment survivre. Alors on a fini par laisser les adultes, on voulait découvrir le monde.
     Aucune éducation, rien ?, intervint Jean Cromar.
     Rien, voyez-vous ? Juste quelques paroles de mise en garde, de temps en temps, contre la société, contre les propriétaires terriens. Et puis un peu de religion. Nos parents avaient sympathisé avec un prêtre vagabond qui s’est chargé de nous dire quelques récits édifiants. Il nous a aussi montré une collection d’illustrations de saintes femmes en prière dont l’une tenait quelques branches de son futur bûcher contre sa poitrine nue ; celle-ci était notre préférée. Le prêtre a fini par quitter notre compagnie parce qu’on lui avait volé ses images pour un usage impie. Et voilà, c’est à peu près tout ce qu’on pourrait dire de notre instruction.
     Tu dis tes cousins et toi… Vous avez été nombreux à quitter les adultes, à tenter l’aventure ?
     Quatre au début. Puis trois. Et juste entre cousins. Parfois, on volait dans les grandes fermes, les riches fermes, avec tous les champs et les vergers, celles avec les pauvres manants qui triment comme autant de perdus enchaînés à un morceau de terre… Nous avions le ventre aussi vide que ces damnés, mais pour nous : la liberté, notre grand manteau pelucheux pour nous envelopper dans l’air du soir et parfois une grange abandonnée pour nous protéger des intempéries. Pour manger, c’était une autre histoire. Une vie terrible, mais on était les seuls maîtres.
« Pour cela, il fallait voler. Et ça demande un peu de talent, non ? Mais voilà, dans ce pays et en ce temps, les propriétaires des grandes fermes avaient de l’orgueil et ne se méfiaient pas. Un ou deux chiens pour dissuader. Parfois un gardien, veillant auprès d’un feu dans la cour principale.
« On volait en priorité dans les réserves, mais il arrivait que nous recherchions un plus précieux butin ; on tentait alors notre chance dans la villa du proprio.
« C’était toujours moi qui entrais dans les maisons pour voler. Sans me vanter, j’étais le plus habile à forcer les serrures, le plus discret aussi. Mes cousins, eux, ils surveillaient ; prêts à venir m’aider en cas de bagarre.
     Vous ne vous vantez pas, mais y avait de la fierté à cambrioler, non ?
 C’est plus subtil que ça… J’aimais vraiment m’introduire dans les maisons. Blocs noirs dans la nuit, c’était à moi de percer un coin de jour dans ces ombres. Pour dire vrai, le plus souvent, je m’introduisais par les fenêtres de l’étage. Dans les nuits chaudes, les maîtres ouvraient les fenêtres surélevées pour ne pas étouffer, une aubaine pour les grimpeurs de mon espèce.
« Cet été-là, on cherchait une victime qui ait du jus et j’avais entendu dire des horreurs sur le fermier Derna : les langues du coin bavaient sur sa cruauté avec ses ouvriers. Certains disaient plus : paraissait qu’il battait sa femme. Jeunes gens indignés, on a voulu se payer sur sa méchanceté en le dépouillant de certaines choses précieuses qu’on ne manquerait pas de trouver chez lui, dans sa cascina. On était remontés, une vraie soif de violence. On se disait que ça ne nous dérangerait pas de lui coller nos bagues dans la face s’il ne se laissait pas voler.
« Pendant deux jours, on est allés se poster dans un bosquet près de sa ferme fortifiée pour mettre au point notre opération. On se sustentait de vieux fromages volés qui empuantissaient nos besaces.
« On a eu tout le temps d’observer la cascina Derna : de hauts bâtiments où vivaient quelques pauvres familles d’ouvriers se tenaient auprès d’une glorieuse villa. Le vol s’annonçait facile. Les ouvriers se couchaient tôt. Le gardien était trop vieux pour se montrer une vraie menace et le seul chien de la ferme était craintif comme une souris !
« Cependant, le vieux s’était posté juste devant l’entrée ; et je me faisais une joie de m’infiltrer par une fenêtre de l’étage.
« Le deuxième soir, j’ai dit "j’en sais suffisamment. J’y vais". Mes cousins se sont inquiétés, "fais pas de bêtises, Alessandro ! Il y a peut-être toute une famille, là-dedans ! " Moi, je ne voulais pas le savoir. Le propriétaire était un jeune tyran, il ne devait pas avoir d’enfants en âge de me faire des problèmes. S’il y avait eu un frère, je l’aurais vu s’activer dans la ferme. Mon cousin, Andrea, mon petit cousin, m’a retenu par la manche, "j’ai un mauvais pressentiment…", il m’a dit. Je l’ai repoussé férocement : " on n’a rien à perdre. Et de toute façon, je m’ennuie ! " Andrea a lâché prise.
« Mais ç’avait toujours été comme ça, voyez-vous : mes compagnons, plus jeunes, supportaient moins l’angoisse que moi. Pas que j’étais incapable de ressentir la peur ; au contraire, en fait : j’aimais la peur, la solitude inquiète dans les maisons cambriolées. Quand je sentais mon pouls accélérer, quand la sueur coulait dans mes cheveux, quand mes mains tremblaient doucement, quand mes jambes semblaient près de casser entre les tendons douloureux, pleins de tension nerveuse, quand mes tempes en nage battaient à presque m’empêcher d’entendre les craquements de la maison endormie, c’est ça, quand mon corps se rappelait si brutalement à moi, je sentais un torrent de vie, douloureux et bon tout à la fois.
« Ce soir-là, alors que je prends mon élan pour m’appuyer contre le mur et que je saisis une saillie de l’étage, ma poigne agrippe la pierre râpeuse, je me sens plein de vigueur. J’appuie de mes pieds nus sur le parapet, l’inquiétude devient volupté. J’avais repéré la chambre du maître des lieux. Un morceau de moi me disait que je tuerais, cette nuit ; je tuerais un individu odieux dans le silence d’une chambre au luxe indécent. La fenêtre était grande ouverte. J’ai jeté un regard en arrière à mon cousin. Il était accroupi dans l’herbe, il tenait mes sandales à la main ; je l’ai comparé à un animal guettant une mauvaise surprise.
« Enfin, j’ai poussé le battant de la fenêtre, sauté sans un bruit sur le sol. Au-dessus du lit du maître, la moustiquaire s’était mise à s’agiter. Je me suis approché, avec sous mes pieds la fraîcheur de la pierre. Tout m’apparaissait distinctement dans la pénombre : le grand lit, l’homme assoupi, nu, la table de nuit, le secrétaire de bois noir encombré de papiers. Tout près de lui maintenant, j’ai pu voir le mouvement de sa respiration, m’assurant qu’il dormait bien. 

« Le plus lentement possible, j’ai avancé mes mains sous la moustiquaire vers la gorge du maître. J’avais tué toutes sortes d’animaux, avant : des insectes, des animaux velus, cornus, griffus, des animaux pacifiques… Pas d’être humain. Mais celui-ci, je le voyais comme un insecte. D’ailleurs, j’approchais mes mains comme je l’aurais fait si j’avais voulu écraser un insecte volant posé sur un mur, le plus discrètement possible. J’étais si proche de lui, et j’allais… Mais c’est bizarre, vous ne m’interrompez pas ? »
Cromar rectifia sa position dans le petit fauteuil, arrondit ses yeux en une expression d’incrédulité et dit :
« Non, je vous écoute. Vous confiez vos délits à Jean Cromar, j’imagine que vous savez ce que vous faites et à qui vous vous adressez… Je ne veux pas vous interrompre, c’est contre mes principes. »
Alessandro affirma son dos contre le mur et détendit ses jambes sur le matelas.
« J’allais… mettre fin à ses injustices. Mes mains se crispaient à l’avance, tout près de son cou. Je n’emporterais pas la gloire, mais de quoi faire bombance pendant un an. Je regardais sa main, parcourue de mouvements, comme la patte d’un chat endormi. Combien de coups avait-il donnés avec cette main fine, aux ongles intacts ? Autour de nous, la lumière nocturne dévoilait sur les murs le contour de fresques champêtres ; je devinais des personnages chassant, pêchant, cueillant…
« Avec force, j’ai attrapé son cou. Son corps s’est tendu comme une catapulte. Il s’est cogné la tête contre le mur. J’avais accompagné le mouvement – je m’attendais à ce genre de réaction. Du sang coulait de son crâne le long de mes mains. Je n’avais pas pensé qu’il pourrait crier, et d’ailleurs il ne l’a pas fait ; il essayait de lutter. Je sentais au-dessus de moi son regard, il fouillait l’obscurité pour me voir. Ça me parut long, trop long… La douleur dans mes mains serrées, crispées, épuisées. Je regardais ses mains à lui s’agiter en désordre, qui me frappaient de biais, sans force. Il a émis une petite plainte, un appel d’enfant ensommeillé. Et ce fut un soulagement. Je me suis rendu compte que j’étais essoufflé. J’avais cessé de respirer pendant tout le moment de l’assassinat.
« Après, j’ai fait quelques pas vers la fenêtre pour voir mon cousin. Il était dans la même position accroupie, mordillant le cuir superficiel de mes sandales. Ce n’était pas un rêve. J’avais tué un homme. Avait-il fait du bruit en se cognant ? Je ne parvenais pas à m’en souvenir. J’ai fouillé. Le tour de la chambre, en quête d’or, sous les yeux des êtres de peinture emprisonnés dans la finesse des murs. Dans un tiroir du secrétaire, si je me souviens bien, j’avais trouvé une épingle à cheveux toute en or, à motifs floraux, et sertie de saphirs colorés. Je ne sais plus ce qu’elle est devenue… On a certainement fait fondre ça, pour l’or. En quête de monnaie, j’ai décidé de pousser mes recherches plus loin dans la maison.
« Je suis parvenu dans un couloir, au fond duquel, au travers de carreaux troubles, se percevait une lueur de bougie. Les carreaux avaient une forme d’œil effilé de chaque côté, comme des yeux de chat et je devinais que devait se tenir, derrière, une bibliothèque. Perspicacité des lecteurs, sagesse des penseurs... Mon esprit tétanisé n’avait pas la moindre de ces qualités et je me laissais entraîner vers ce coin de la villa, j’étais incapable de raisonner tandis que mes pas s’enchaînaient l’un après l’autre. Je me figurais qu’en ouvrant les portes de la bibliothèque, je me trouverais au-devant d’une sarabande de fantômes lettrés : des cardinaux, des écrivains lutinant des nymphes. Ou bien… Etait-il vraiment mort, avait-il bien franchi la frontière du trépas, l’homme que je venais d’étrangler ? N’allais-je pas le trouver, debout devant un lutrin, un énorme livre ouvert sous son regard scrutateur, une bougie sertie dans sa bouche grande ouverte d’étranglé ? Ce serait ridicule et effrayant à la fois.
« Voilà donc : j’entrouvris la porte, risquai un regard : je ne vis rien d’autre qu’une salle de lecture où une bougie finissait de brûler. Je suis entré, recroquevillé, à croupetons.
« Dans la pièce, quelque chose frémit. Ce fut comme si l’air s’était réveillé. Très doux et oppressant à la fois. Cela fit : "oh... " Et je vis son visage. Elle ressemblait à une sainte troublée dans sa prière. Sur son front blanc, ses sourcils dessinaient un arc d’effroi, ses mèches bouclées roulaient de son visage jusqu’à ses tempes, comme en un ruisseau des remous autour d’un galet. Ses yeux s’arrondissaient et j’y voyais l’éclat de l’or et la lueur vibrante de l’inquiétude. Elle mit sa main sur sa bouche : "oh…", soufflait-elle, en reculant. Sa chemise de nuit s’agitait, ses épaules s’affaissaient ; ses mains m’adressaient des supplications. "Oh…", elle répétait, le dos calé contre une immense pendule. "Non… Oh…"
« J’ai franchi l’espace qui nous séparait. Je voulais me faire pardonner de lui avoir fait peur ; et je voulais lui dire qu’elle était libre, maintenant, de son mari violent. "N’ayez pas peur. " C’est ce que j’ai dit. "Non", a-t-elle encore dit. J’ai vu qu’elle s’était griffé le bras avec ses ongles, à cause de la peur. Dans ce moment, ma poitrine me semblait une panse de porc farcie d’effroi et d’amour.
« Elle a fouillé un meuble et m’a tendu des pièces d’or : des Sequins. Je les ai pris. Je crois que j’ai balbutié "merci". Elle sanglotait. Je suis retourné sauter par la fenêtre. Mon cousin, fou d’inquiétude, m’a pris par la main sans poser de questions et m’a entraîné loin de la ferme. »
Il avait atteint ce moment du récit où l’on est tout entier au souvenir, où l’on est quasi seul avec ses fantômes. L’aubergiste était un meuble de la chambre, muet comme le bois.
Giuseppe Maria Mitelli - Son testa, son paese, case e gente
« Après, jamais des Sequins ne m’ont tant brûlé les poches. Je suis devenu invivable. Je me colletais avec tout le monde, je buvais plus encore que le philosophe, ruinant ce qui me restait de nerfs dans des excès de tremblements blasphématoires. Un soir, à Milan, je me suis malaqué avec mes cousins. Je ne pouvais plus supporter leur vue, leurs conseils, leurs inquiétudes… Une vraie malaquée pour moi… visage enflé et bleui de leurs reproches. Et après, je me suis hâté vers ce lieu qui m’obsédait : la cascina Derna.
« J’ai guetté un temps. La femme du fermier, je ne l’ai pas vue. Peut-être une ombre derrière une fenêtre, ou ce n’était que le vent agitant un rideau.
« Un homme avait pris la suite de Derna, vraisemblablement un oncle, si j’en croyais l’âge avancé du nouveau maître. On l’entendait crier, parfois, sur les ouvriers.
« J’étais hors de moi. Je voulais la revoir. Son image était trop insaisissable et je la confondais avec celle de la sainte au fagot de bois. Celle des images du curé. Cela m’a obsédé un temps, puis l’instinct de survie m’a fait repartir pour ne pas risquer de me compromettre.
« De nouveau en ville, je vivais dans une souffrance continue : il me semblait que rien n’avait d’importance. Je ne prenais plaisir à rien. Certaines gens me semblaient des imbéciles satisfaits, les autres, des plaies exaspérantes. Je ne pouvais entendre ni vantardise ni plainte sans en éprouver la plus grande rage. En vérité, dès que je laissais mes désirs guider ma réflexion, si j’envisageais comment revoir la femme du fermier, je comprenais que je n’avais aucune place dans ce monde. »
Le silence se fit, qui parut engloutir les mots d’Alessandro. L’homme regardait ses mains, incrédule. Jean Cromar se racla la gorge :
« Et pas une personne pour parler de ces choses ? Tu n’as plus revu tes cousins ?, dit-il, consterné.
         Je n’aurais jamais vécu si vieux, monsieur Cromar, si je n’avais pas rencontré quelqu’un pour me tirer de là. Croyez-moi, tout ce que je vous dis n’a rien d’une posture, d’une façon de me rendre intéressant. J’étais dans un état lamentable.
« Mais alors j’ai revu le prêtre errant de mon enfance. Un jour, je l’ai vu, à Milan, qui demandait l’aumône près d’une fontaine. Je ne suis pas allé à sa rencontre, je ne cherchais pas à savoir s’il me reconnaîtrait.
« À le regarder, et dans les dispositions d’esprit qui étaient les miennes, je pensais que lui aussi, tout comme moi, n’avait pas sa place dans la société. Les gens ne l’approchaient pas, passaient au large. Il devait sentir mauvais. Et je savais, pour l’avoir écouté dans ma jeunesse, qu’il ne disait pas grand-chose qui aurait pu avoir un intérêt particulier ; ses paroles naïves ne sauraient jamais arrêter la foule dans son commerce quotidien. Il paraissait vraiment le plus déplacé et le plus innocent de tous les êtres. L’homme le moins attirant et le moins dangereux qui fut jamais. Un pauvre débile. Il brandissait ses images de saintes sous le nez des passants et embrassait le carton avec ferveur ; c’était un spectacle odieux.
« Il faudrait une sainte, je me suis dit, en vérité, pour supporter ce bonhomme. Et ç’a été comme une révélation. La femme du fermier avait le visage d’une sainte. Et je l’imaginais femme très douce, une personne qu’on pouvait apitoyer. Je me suis imaginé que je pourrais me présenter à elle sous la forme du prêtre errant, et l’histoire s’enchaîna d’elle-même, très naturellement. Il ne m’était pas difficile de m’imaginer dans la peau d’un être tout aussi dégradé que moi. Cela se ferait donc. »

L’aubergiste émit de nouveau un petit son de gorge. Alessandro chercha son regard, mais il ne vit pas le moindre soupçon de jugement critique dans sa personne, juste la même écoute attentive. Il reprit son récit, posant ses yeux dans le vide :

« Je me suis présenté à la cascina avec les habits du prêtre errant. Là, le vieil oncle m’a reçu avec brusquerie. Sur mon visage, je tentais de fixer la bonne grimace : j’ouvrais des yeux de bébé ébahi. Alors, j’ai dit très fort, pour qu’on m’entende bien : « n’y a-t-il pas ici la moindre personne qui ait du cœur ! » Je sentis qu’il était sur le point de me rosser, mais j’insistais en déblatérant le plus fort possible sur ma santé et en bénissant les noms des saintes qui protégeaient les faibles.
« Une fenêtre s’est ouverte au-dessus de moi en claquant et j’ai eu le sentiment que j’allais me prendre quelque chose sur la tête. J’ai levé les yeux. Elle se tenait là-haut, avec un baquet dans les mains. Elle m’a regardé, et je vous jure qu’elle semblait étonnée. Cela passa. Enfin, elle dit à l’homme de me faire entrer.
« Le séjour fut de courte durée. On me servit un plat roboratif que je goûtais sans entrain, entre l’oncle et celle que je dévorais des yeux. Je la regardais trop. Je ne savais que dire, et j’ai fini par détourner mon regard. Honteux. Avec ça, mon silence et ma gaucherie, elle finit par déclarer devant moi à son oncle qu’ils avaient invité à table un idiot et que décidément, les dévots ne sont bons à rien et forment une compagnie de peu d’agrément. C’étaient ses mots. Elle tournait si bien ses paroles. Je fus bientôt reconduit à la porte et l’on me dit de dormir ailleurs.
« Dans la grange où je me suis réfugié, j’ai eu tout le temps de considérer que je m’étais trompé sur elle. Je ne sais pas si mon désir en décrut. J’étais trop contrarié pour ne plus chercher à la revoir. »

Alessandro s’interrompit. Il réfléchit quelques instants. Puis il dit :

Fresque étrusque
« Veuillez me pardonner, monsieur l’aubergiste, je sens que cela peut devenir ennuyeux. Le reste de l’histoire est très long et je ne sais pas si vous écouterez jusqu’au bout. Je vais donc essayer de résumer : vous aurez compris que je ne me suis pas découragé. J’y suis retourné quelques jours après. On me reçut avec des sarcasmes, mais le séjour fut moins bref, car j’eus malgré moi quelques répliques qui n’étaient pas celles d’un homme de religion.
« Et je suis revenu ainsi plusieurs fois. Le masque du prêtre errant tombait. La dame s’en amusait, jouait la comédie avec plaisir. Cela la désennuyait.
« On me demanda de me présenter moins sale. Enfin, nous sommes devenus, elle et moi, des amis. Elle me le proposa. Alors, de ce moment, j’ai fait tous les efforts qu’elle me demandait. J’écoutais ses longues séances de lectures qu’elle me donnait au prétexte de me déprendre de mon goût exclusif pour les histoires des saintes. Au début, il n’y avait que le plaisir d’être en sa compagnie propice, dans la bibliothèque, mais je fus vite un auditeur intrigué. Elle choisissait ses histoires à l’opposé de mon supposé goût pour la morale.
« Avec le temps et les séances, je me rendais compte que ses provocations étaient, en vérité, assez innocentes. Il y a eu, quelques fois, des relations charnelles. Cela se faisait en secret, avec une excitation enfantine. Je ne savais toujours pas si elle avait reconnu dans le prêtre que je jouais le meurtrier de son mari, mais il me semblait alors que oui.
« Toutes ces visites ont eu pour effet d’enrichir mon vocabulaire, mes phrases. Si je m’écoute parler, quelques mois plus loin dans nos échanges, je ne suis plus le même homme. J’y prends du plaisir, maintenant. Et quand je parle ainsi, mes souvenirs sentent comme les livres de sa bibliothèque. Pourtant, mes pensées ne variaient guère : au fond, j’étais toujours un rustre, un être vieilli mais dont la place n’était pas en si bonne compagnie. Mes pensées restaient le même poison : je la trouvais très belle, mais pas autant que la première fois ; je la dépréciais elle-même, si désœuvrée — elle n’aurait l’air de rien dans l’agitation de la ville.

« Ayant pris goût pour les mots, je m’exprimais moi aussi en sarcasmes. Je trouvais piquant de voir passer sur son visage, quand je trouvais une formule cruelle, l’air de sainte que je lui avais vu la première fois. Il y avait quelque chose comme une révélation inaboutie, un mot au bout de la langue, qui ne s’accomplit pas.
« C’est presque devenu une obsession, au cours des conversations, j’espérais toujours ce moment : découvrir ce visage surpris, un peu effrayé. J’avais le sentiment de lui dérober quelque chose, c’était d’ailleurs le même plaisir inquiet que d’entrer dans une maison par effraction : voir dans son regard une question douloureuse, et me demander si elle me trouvait déplaisant. Le moment qui s’écoulait avant la résolution de ces questions me faisait battre le cœur.
« Ce fut la cause du malheur : je m’étais mis à guetter douloureusement ces moments où son visage se transformait. Et c’était souvent un effet de la stupeur que cause une soudaine étrangeté — de la surprise et presque aussi de la peur. Un soir qu’elle et son oncle m’avaient permis de loger, je voulus la surprendre dans son salon de lecture. Je pris le pas accroupi du voleur et poussai la porte aux yeux de chat en silence. "C’est vous, Alessandro ? ", a-t-elle fait. Mais elle a poussé un petit cri d’effroi en découvrant ma silhouette recroquevillée comme celle du cambrioleur de jadis. J’ai levé la tête et découvert, éblouissant, ce visage adoré que j’avais tant voulu revoir. "Mon Dieu, oui, c’était vous", et sa figure était bouleversée.
« À ce moment-là, j’ai pensé que j’étais allé trop loin, j’avais perdu son amour… J’ai fait le geste de partir. Elle m’a interrompu. Elle voulait parler. Elle voulait me raconter cette nuit-là, me décrire son émotion, elle voulait me dire qu’elle n’avait pas regretté la mort de son mari, toutes choses que je ne parvenais pas à accueillir avec joie. Pourtant, c’était romanesque : elle décrivait un mari brutal, vénal, alcoolique, et elle recomposait mon portrait en voleur à partir de ce qu’elle croyait savoir sur mon compte. Le trouble qui s’estompait, les sentiments qui s’échafaudaient sur son visage, pour moi, c’était la même déception : où était passée l’émotion qui me rendait heureux ? Qui était cette femme que j’aimais ? Je n’aimais qu’un masque. Je ne voulais pas qu’elle cherche à me connaître. Je voulais continuer à scruter ce regard d’effroi qu’elle pouvait avoir. Quand j’ai pris conscience de ça, ç’a été un grand coup au moral : du dégoût, de l’abattement. Je me voyais en tueur, en coquin. J’étais une sale engeance et mon amoureuse n’était plus une sainte à mes yeux. Nous étions laids.
« Et je lui ai dit ces choses sur nous, notre laideur, parce qu’en fin de compte il fallait cesser les jeux exaspérants. Grâce aux lectures qu’elle m’avait faites, je pouvais le lui dire avec des mots choisis. Elle cherchait à m’apaiser, à détourner mon idiote colère morale. Elle a fini par me dire une banalité, "tu m’as sauvée", et moi je ne savais pas quoi répondre, j’ai dit "peut-être que je ne suis pas amoureux".
« Tout ce qu’on a pu ajouter manquait de vérité, d’élégance. Un dialogue confus et détestable. Détestables l’un pour l’autre, c’est l’impression qui me vient si je pense à cet échange, une conversation vaine, avec des regards pénibles et les mains qui se cherchent et se repoussent.
« Pourtant, quand je lui ai fait mes adieux le lendemain matin, elle a insisté pour me remettre un peu d’argent et elle m’a souhaité une vie plus heureuse.
« Plus de vingt ans après, voyez-vous, le bonheur n’est jamais arrivé. Et elle, je lui dois mon éducation. Ce que j’ai pu réussir dans ma vie, je le lui dois. Plusieurs fois, j’ai été tenté de faire peur aux femmes pour retrouver le masque. Mais je me rends compte qu’il n’y avait qu’elle…
« Récemment, j’ai revu mon prêtre errant. Il m’a appelé à lui pour l’aumône mais il ne m’a pas reconnu. Il était très vieux et sa santé n’était pas si mauvaise. Je me suis demandé comment il avait pu vivre si longtemps malgré le dégoût qu’il produisait sur les autres. »

Alessandro leva les yeux vers l’aubergiste. Jean Cromar le regardait. Il était visible qu’il ne savait pas s’il devait prendre la parole ou quitter la pièce avec un mot de compassion.
« Je ne suis pas sûr d’être un bon juge des personnes, finit-il par déclarer. Il est dommage de constater l’enchaînement de cette histoire, comment les choses échouent. J’ai l’impression que vous n’avez jamais vraiment lutté avec cette idée dépréciée de vous-même, de tout le monde, finalement. Et vous voulez vraiment en finir ? »
Devant le silence d’Alessandro,  il soupira en se levant et dit :
« Je ne sais pas comment on peut se débarrasser de cette façon de penser. La mort pourrait résoudre vos problèmes, vous me disiez… Il me semble pourtant que ce serait de votre part un sarcasme de trop. Et, si je puis me permettre, je n’aimerais pas que vous fassiez ça dans mon hôtel, ce serait contre certains principes d’hospitalité… »
Alessandro rit sans joie et lui tendit la main, en signe d’amitié.
« Monsieur Cromar, vous êtes bien comme le disent les ombres. Et je suis heureux de découvrir votre caractère. À demain, donc, fit-il.
     Bonne nuit, monsieur. Vous souhaiterez un café avec votre petit déjeuner ?, dit Cromar.
Ce sera parfait. »
Federica Galli - Cascina lombarda